Renaud à de 1992 à 1996, rédige une chronique dans un des dernier bastions de la presse libre à dix francs: " charlie hebdo". C'est même sortit en bouquin ( moi j'en ai un en format poche qui s'appelle : enoyer spéciale chez moi). c'est tantôt drole ou engagé mais bon comme tout ce que fait Renaud, on peut dire que c'est géniale.

J'AI LES BOULES !

16 Septembre 1992

Pas les mêmes que Lavilliers

Faut pas m'énerver aujourd'hui, j'ai les boul' tu sais, comme entrée en matière, c'est pas joli-joli, je sais, on dirait que c'est tiré d'un billet de Claude Sarraute dans le Monde, mais je m'excuse, merde, j'ai les abeilles ! Ma fille est rentrée en ce matin dans un nouveau bahut, ils devaient libérer les monstres à 5 heures, finalement, sans prévenir parents, ils les ont lâchés une heure plus tôt. Panique de ma môme, paumée toute seule sur ce trottoir qui tend les bras aux enfants perdues, qui rentre toute seule à la maison, se perd dans des rues qu'elle connaît pas, arrive chez nous une heure plus personne, forcément, maman est partie la chercher l'école comme prévu à 5 heures, et papa fait du cinéma quelque part dans le Ch'Nord. Gros chagrin et vraies grosses larmes... Vous allez me trouver dégueulasse, mais, quand j'ai appris ça le soir, les dernières infos sur la Somalie, la Croatie, l'Afghanie m'ont paru franchement dérisoires. Je sais pas quoi je vous raconte ça. Mais p't'être que parmi les lecteurs de Charlie, y'a des papas qui savent...

Bon, je me calme... Je vais pas aller foutre un coup de boule au proviseur tout de suite. N'empêche que la prochaine fois que l'Éducation nationale fait pleurer ma fille, je fous le feu au bahut. Je fais pêter le ministère, je vais chez Ardisson dire du mal de Jack Lang, je vote à droite, je retourne écrire dans l'idiot international, j'achète le dernier Bruel, je m'abonne au Figaro et je crée le fan-club Jeannie Longo. Ou alors je te refais un Mai 68 à moi tout seul. Je me teins les cheveux en rouge et je vais foutre ma zone à Nanterre. Je tague sur les murs des facs des slogans subversifs, " Tuez les mercières ! ", ou " Mort aux gens ! ", je vais chez Dechavanne dire le contraire des autres, genre " j'aime l'intolérance et je déteste l'abbé Pierre ", j'organise un gala de soutien à Francis Lalanne et j'apprends par cœur les poèmes politiques de Jean-François Kahn.

Ouf ! Ça va mieux... J'aime pas qu'on fasse pleurer ma môme, et pis c'est tout !

Depuis le temps que Bernard Lavilliers essaye de passer pour un vrai bandit, cette semaine il a au moins réussi à passer pour un vrai con. J'aime pas dire du mal des cons plus forts que moi, mais quand même, se faire gauler par les keuf's en pleine nuit, bourré, brandissant un fusil à pompe à canon scié sous le nez d'une gonzesse dans une bagnole même pas volée, faut être un peu tête pleine d'eau. Je le connais bien, le Nanard, j'veux pas cafter, mais j'ai l'impression qu'il a toujours eu un problème avec les armes à feu. Ou alors c'est avec sa quéquette. Chaque fois que j'le croise dans les bistrots même pas louches, y m'parle calibres, flingues, lames de couteau, et que j'ai un Remington sous mon oreiller, un Berreta sous mon zomblou, et qu'à Bangkok j'ai senti le froid de l'acier d'un 357 Magnum sur ma tempe, et ceci cela... Hé ! Tarzan ! laisse béton ! Aux gonzesses, montre-leur ta bite stéphanoise, t'as plus de chances de les séduire qu'avec un fusil à pompe de chez Manufrance. Quant aux mecs, t'as qu'à juste nous chanter tes chansons. Comme disait l'autre, on s'en branle que t'aies pris ces trains ou pas, du moment que tu nous fais voyager... Et pis tu sais, y'a vraiment plus que les connards finis pour vibrer encore au romantisme des prisons, au mythe du gangster au grand cœur et du bandit d'honneur. De Pigalle et du Bronx à la Canebière, tous ces beauf's raillés qui te fascinent, c'est de la graine de flics, en plus feignants, en plus bavards, en plus réac's. Une bonne vieille Occupation, et tu les retrouves dans la milice...

Si y lit ça, le Nanard, la prochaine fois que j'le croise, à tous les coups y m'allume. Je sens que ça va faire encore pleurer ma fille... Qu'il essaye et je déclare la guerre mondiale aux chanteurs.

Pauvre Tonton s'est fait opérer de la prostate. Ca vous fait marrer ? Moi, pas du tout. J'ai pas pu m'empêcher de penser à la façon dont les médecins diagnostiquent en général les problèmes de prostate. Les docteurs appellent ça élégamment un " toucher rectal ". Les malades, honnêtement, un " doigt dans l'cul ". Et à l'idée que mon Président préféré du monde a subi cet examen pour le moins inconfortable, voire humiliant, eh ben ! j'étais tout triste pour lui. Pis pour moi aussi. Parce que, du coup, ça me le désacralise à mort !

Mais, après tout, ce n'est peut-être que justice. Depuis 81, on s'est dit plus d'une fois qu'il nous faisait la même chose, non ?


IL ETAIT UNE FOIS DANS LE NORD

7 Octobre 1992

Renaud joue Étienne dans Germinal

Cette semaine, bande de petits veinards, je vais vous raconter en exclusivité mondiale le tournage du film Germinal, tournage auquel j'ai actuellement, et pour cinq mois encore, le plaisir de participer. Exclusivité mondiale, en effet, car, jusqu'à aujourd'hui, nul journaleux n'a encore rendu compte de l'aventure, même si certains, annonçant le projet, m'ont déjà attribué le rôle d'Émile Lantier alors que c'est Étienne, même si d'autres ont écrit que j'allais tourner Gervaise, un dernier m'offrant même le " rôle " de Germinal.

Vous connaissez l'histoire: C'est un mec, y débarque dans une mine de charbon, tout va bien, les mecs, y travaillent comme des bœufs, y sont payés des clopinettes, pis des fois y meurent. Alors le mec, comme il a des idées de justice, il pousse tout le monde à la grève pis l'armée arrive qui tire dans le tas pis tous ceux qui sont pas déjà morts de faim y meurent de feu. Après y a un anarchiste qui fait péter la mine et les survivants qui ont repris le travail y meurent aussi mais pas le mec. Le mec, c'est moi. A la fin je m'en vais, avec toujours mes idées de justice et quelques cadavres derrière moi, et tout le monde a repris le travail encore pire qu'avant.

Bon, c'est un résumé succinct... Ca s'ra mieux expliqué dans Télé-Star quand ça passera à la télé dans cinq ans. C'est quand même une vach'ment belle histoire pass'que en même temps y a une belle histoire d'amour entre le mec et une fille mineuse de toute façon on sent bien que c'est le mec qui à raison pass'qu'on a toujours raison de se révolter.

Moi y m'ont filé un chapeau. Y trouvaient qu'une gapette ça faisait trop chanteur. Là, je sais pas ce que ça fait trop. Mais heureusement, le chapeau, je l'ai pas tout le temps dans le film. Des fois j'ai rien, juste mes cheveux. Ils me les ont teints en marron, pass'que jaune y trouvaient aussi que ça faisait chanteur. J'ai pus ma frange, y m'ont coiffé tout en arrière, comme ça on voit mon grand front intelligent qui fait pas trop chanteur j'espère. Tous les matins une assez belle gonzesse me coiffe, des fois que je sache pas, et un mec pas mal aussi me maquille mais pas beaucoup. Y a aussi une fille qui m'habille, enfin, qui m'aide à m'habiller, des fois que j'oublie mon chapeau, et c'est vrai que je l'oublie souvent. Y en autre qui vérifie que j'ai bien pensé à enlever ma montre et mon anneau dans l'oreille et ma huguenote, et pis une autre qui m'amène un café. Comme la production a beaucoup d'argent, je vais peut-être exiger une fille pour mélanger le sucre . Y en a une autre qu'est sympa, c'est celle qui court partout avec un talkie-walkie pis qu'a toujours peur que je sois pas là quand on a besoin de moi alors que je suis là tout le temps, même quand on n'a pas besoin. Des fois, dans les scènes de mine, le maquilleuse me maquille au charbon de bois, c'est un peu sale ça fait joli quand mes yeux verts ressortent sur fond noir.

Dans l'ensemble, tout le monde est gentil, surtout les filles mais même les garçons.

Y a environ cent vingt personnes qui bossent sur place pour ce film (plus deux cents figurant), des électros, des machinos, des habilleuses, des costmières, des assistantes, des décorateurs, tout le bordel habituel, quoi... Pis environ une personne qui bosse pas pis qui fait chier tout le monde mais qui va pas tarder à se faire virer. Pass'que ça rigole pas. Claude Berri est un poil moins tyrannique que Saddam Hussein mais quand même faut pas déconner. Des fois y râle vach'ment fort et ça fait peur à tout le monde mais moi j'ai même pas peur pass'que je sais qu'après il est content et que sa colère il y pense même plus. Quand c'est à moi de tourner, après " Moteur ! " et " Ça tourne ! ", y m'dit " Vas-y, mon chéri ! ". Alors moi je suis un peu gêné, surtout vis-àvis des machinos, mais c'est une façon de parler, il est simplement très affectueux. Des fois aussi y m'engueule mais un petit peu moins fort que les autres parce que je suis quand même un peu son chouchou, c'est normal, je débute...

Pour un débutant, d'ailleurs, je m'en sors pas trop mal, je l'sais, c'est le mec de la cantine qui me l'a dit. Le chef monteur a dit aussi que je lui rappelais Reggiani dans Casque d'or. Le jour où on m'a répété ça, je peux vous dire que j'étais content, y paraîtrait même qu'on m'aurait vu sourire. Sans déconner, le cinoche c'est pas évident, surtout quand tu dois jouer des scènes émouvantes devant plein de gens, ou des scènes d'amour avec des filles (une chance...), ou des scènes de bagarre avec un mec plus fort que moi. Les scènes d'amour je m'en fous, j'ai fait rajouter une clause à mon contrat. Quand j'ai lu dans le scénario: " Étienne empoigne Catherine dans un soudain réveil de sa virilité... ", j'ai demandé la taille du réveil et si on le verrait à l'écran. Quand j'ai lu " Étienne sort nu de son bain ", j'ai exigé une doublure, un qui serait foutu comme moi, mais on n'a pas trouvé, même en Belgique. Finalement, la scène, je l'ai tournée, les machinos, la scripte, les électros, les assistants, le chef opérateur ont vu ma bite, depuis on m'appelle Monsieur. Quant aux scènes de bagarre, pour l'instant, j'en ai eu qu'une, c'était y a huit jours, j'ai encore rnal partout. Vous connaissez Jean-Roger Milo ? Un bon acteur... Un tout petit peu moins violent que la crue de l'Ouvèze mais à peine... C'est avec lui que je me bats. Enfin, normalement j'aurais " dû " me battre, j'ai pas pu en placer une, y m'a explosé la chetron, fracassé contre les murs et fait traverser une porte vitrée en vrai verre qui coupe. C'est marrant parce que normalement, dans le scénar', c'est mou qui gagne... On continue cette scène de baston dans huit jours. Je vous enverrai ma prochaine chronique directement de l'hôpital.

Faut pas que j'oublie de vous parler de mes partenaires. Y a Depardieu, qui est un tout petit peu plus gentil que le mec le plus gentil du monde mais plus drôle, des fois y pète à table et ça fait rire tout le monde, surtout Jean Carmet, y a Jean Carmet qui a bu l'autre jour un verre d'eau mais c'était pour le film, Miou-Miou qui est très gentille aussi pour une fille, Laurent Terzieff je vous dis même pas, et Henry qui joue celle que j'aime dans le film mais dans la vraie vie je l'aime beaucoup aussi pass'qu' elle très gentille et protestante. Pis y a aussi Marcel, le chef accessoiriste qui ressemble à Jean Gabin dans Quai des brûmes, et qui m'a fait l'autre jour un pôt au feu j'ai jamais rien mangé d'aussi bon de ma vie, à part peut-être des nouilles.

Pis y a ma copine Sandrine, une petite fille de douze ans qui joue une petite fille de douze an. Une môme du coin, une Ch'ti. C'est un éducateur qui l'emmène sur le tournage le matin, because sa vraie vie c'est un peu du Zola aussi. C'est ma préférée. Elle m'appelle " Étienne " et me colle aux basques toute la journée, mais les jours où elle est pas là, moi aussi j'ai envie de faire grève, d'appeler la troupe, de faire péter la mine.

La semaine prochaine je vous parlerai des décors, des figurants, je vous dirai qui est le cameraman qui les preneurs de son sont.


DEPARDIEU ET RENAUD SECOUENT LES NOUILLES

10 Novembre 1992

Germinal râpe le gruyère

Dans ma famille, quand j'étais môme, comme on en mangeait souvent, on appelait des " nouilles " tout ce qui était pâtes: spaghettis, macaronis, coquillettes, nouilles ou celles en forme de nœud papillon qu'on n'a jamais su comment ça s'appelait. Aujourd'hui j'en mange un peu moins souvent. J'en mange que le soir. Pis le dimanche par exemple, des fois j'aime bien la purée. Ma femme, elle, elle préfère les légumes. Des fois elle en épluche plein pour me faire une bonne vieille soupe parce que c'est plein de vitamines et que ça fait du bien. Moi j'aime pas trop les vitamines. Pis sa soupe, une fois que tous ses légumes ont bouilli, ça a plus que l'goût d'soupe, et plus celui des bons gros légumes aux couleurs chatoyantes qu'elle achète. C'est beau, des légumes. Mais comme je dis toujours: " légumes bouillus, légumes foutus ". Alors que des nouilles bouillues, même trop, ça gonfle, ça double de volume et, du coup, même quand t'en prends moins t'en manges plus. Moi, de toute façon, j'en prends toujours plus. Même pour trois j'en fais cuire pour huit. Comme ça, le lendemain, faut les finir, je dis à ma femme que j'aime pas gaspiller ou jeter les restes et le plat me fait trois jours. Plus c'est réchauffé plus c'est bon. Je fais réchauffer à la poêle pour que le dessous gratine et croustille, je rajoute plein de beurre et de gruyère râpé, et même, souvent, je casse deux ou trois œufs dedans pis j'mélange. C'est bon, tu meurs ! Surtout quand j'arrose tout ça de mayonnaise en tube. Mais ça j'oblige personne. Là dessus je m'enfile quatre verres de Fanta orange, deux ou trois Velouté Danone aux fruits exotique et une banane ou deux. C'est Paul Bocuse, mon pote ! Excusez-moi, mais le mec qu'a inventé les c'était pas la moitié d'un con.

En ce moment, comme je suis six jours sur sept à Valenciennes sans ma famille, je bouffe comme je veux. Comme j'en ai marre des restos où y'a une carte de douze pages et même pas des nouilles, je mange à la maison. J'ai fait des stocks. Toutes les sortes, toutes les marques. Exclusivement celles avec un minimum de six œufs frais au kilo. Lustucru par exemple. Ou Buitoni... Panzani, pas mal... Mais les meilleures y'à pas à chier, c'est les Barilla. Y disent même pas combien y'a d'œufs frais au kilo dedans mais ça doit être énorme ! Les Barilla,

c'est la Roll's des nouilles

Voilà. Je vois pas pourquoi chez Charlie chierait forcément sur tout. On peut être un homme on n'en reste pas moins consommateur ou tout simplement amoureux des bonnes choses. Même si les choses ont une marque.

Pis c'est une marque qui fait pas de bruit. On peut pas dire que Barilla fasse autant de pub que c'est bon. Bientôt y vont en passer une super. Tournée par Ridley Scott avec mon nouveau meilleur ami Gérard Depardieu. Lui, sur le tournage, y mange surtout du museau, des pieds de porc, du boudin, des entrecôtes un peu toute la journée, mais les nouilles il aime bien quand même... I1 a juste un peu de mal à comprendre qu'on puisse bouffer que ça.

Je bouffe pas que des nouilles, mon Titi. Des fois j'me fais aussi des pâtes.

Voilà, c'était ma chronique " Comment offrir une caisse de Spaghettini Barilla " par le plus grand acteur du monde !


LE RETOUR DU TAILLE CRAYON

18 Novembre 1992

L'un des deux trous est interdit

par le nouveau catéchisme

A la recherche du temps perdu, des couleurs et des odeurs disparues à jamais, en quête d'un trésor englouti sous les années écoulées, à la poursuite d'un diamant qui n'a plus que les couleurs de la mélancolie, j'ai glissé mes yeux ushuaia dans le cartable de ma môme et, pendant qu'elle avait le dos tourné vers la beauté de sa mère, je lui ai piqué sa trousse. Séquence nostalgie...

Ça va. Les stylos Bic n'ont pas changé. Même forme, même couleur, même capuchon pointu dont l'embout effilé nous curait les ongles, il manque le petit bouchon de plastique mou au bout, il a dû être arraché d'un coup de canine et mâché comme prévu. Le corps est toujours en plastique transparent avec le petit trou au milieu qu'il fallait boucher si tu voulais faire une sarbacane efficace. Efficace pour balancer les boulettes de papier mâché sur la nuque rasée du fayot du premier rang. C'est bon, les crayons noirs non plus n'ont pas bougé. Elle a le classique, jaune orangé, les marques de ses petites dents au bout, imprimées en creux dans le bois tendre, et les " grand luxe ", le rouge à lisérés noirs et sa femelle, jaune citron, lisérés noirs aussi, avec sa petite gomme mauve sertie au bout dans une bague de métal doré. Trop jolis ceux-là... épargnés. Pas de traces des quenottes de mon p'tit écureuil préféré. Faisant double emploi et, de toute façon, jamais employé, voici l'incontournable Critérium. Drôle de nom pour porte-mine... Tout en alu, avec, au bout, la petite gomme bleue qui gomme rien et les mines cassées dedans.

Pour le taille-crayon, vous m'excuserez, je vais à la ligne...

Le même. En alu aussi. Ou, en tout cas, en métal argenté. Deux trous, deux tailles: crayon normal gros crayon. On n'a jamais eu de gros crayons ! Ca fait quarante ans que je me suis pas servi du gros trou du taille-crayon. Peut-être une fois ou deux, juste pour tailler le capuchon de mon Bic et me fabriquer des épluchures de plastique rouge... Et puis le même goût sur la langue. Lolita n'avait jamais goûté a lames d'un taille-crayon. Mon amour, tu allais te priver d'une nostalgie pour mille ans assurée. Hein, j'avais raison, un goût de métal, de citron et d'électricité... Le goût de l'école, probablement.

J'ai beau fouiller, je crois que c'est tout. Le reste est résolument moderne, désespérément d'aujourd'hui. Des surmarqueurs Stabilo pour enfermer les mots dans d'ignobles cadres roses ou vert fluo, une gomme à la fraise en forme de panda, un stylo plume en plastoque rouge avec des Mickey dessus, plein de feutres, une boîte cabossée de cartouche d'encre Waterman et un ridicule stick de colle Uhu. Pas de porte-plume, pas de plumes sergent-major en vrac au fond de la trousse, ni des rondes ni des biseautées en forme de flèche, pas de pot de colle blanche qu'on sniffait en cachette parce que ça sent bon les amandes ou le sirop d'orgeat, pot en plastique vert transparent, capuchon blanc, pas de double décimètre un peu écaillé aux bords avec la petite vis dorée au milieu. Un compas tout neuf, jamais servi, sert à rien, un rapporteur et une équerre nickel aussi, des ciseaux à bouts ronds.

Je remets la trousse dans le cartable, entre une belle boîte de crayons de couleur Caran d'Ache (Ah ! quand même...) et une calculette, paraît-il autorisée (on croit rêver...), je tombe sur un petit sachet de papier blanc. Dedans, quelques fraises Tagada, quelques nounours gélatineux, une boule de coco et trois Carambars.

Lolita, si tu lis Charlie cette semaine: les carambars, je t'assure, y m'semble vraiment que y'en avait qu'un seul...


TOTO LE HEROS

25 Novembre 1992

Mon chien, mes doutes et le beaujolais des autres

Mon Toto est passé sous une voiture. La voiture n'a rien. Le conducteur roulait raisonnablement à 80 dans ma rue, Toto sniffait les réverbères, ma fille au bout de sa laisse, quand Toto a vu une belle gonzesse sur le trottoir d'en face. C'était ma blonde qui revenait du marché. Toto a bondi pour un câlin, ma fille a suivi à quarante centimètres du sol, bing ! Le chien sous les roues ! La laisse a cassé, ma fille n'a pas sali la jolie carrosserie. Le chien non plus. I1 a été traîné sur une cinquantaine de mètres. C'est dingue comme tu mets du temps à t'arrêter quand tu roules raisonnablement. Le temps que ma blonde rejoigne Lolita qui pleurait déjà son chien mort, le Toto cavalait vers la maison, apparemment sur quatre pattes intactes, et le conducteur arrivait penaud vers les filles.

- J'espère que votre chien n'a rien, je suis assez pressé, laissez-moi votre téléphone, je vous donne le mien, on se donne des nouvelles ce soir...

Comme le Toto, miraculeusement, n'avait pas grand-chose et que le mec n'appelait pas, le lendemain, on lui a téléphoné pour le " rassurer ", des fois qu'il culpabiliserait.

C'était un faux numéro.

La semaine dernière, grand moment d'émotion sur le tournage de Germinal. Comme partout ailleurs, hélas, le beaujolais nouveau est arrivé. Le goûter en lui

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trouvant plus d'arôme-banane que l'année dernière est une tradition que je n'avais jamais eu le loisir de respecter. Aussi fut-ce fier comme un bar-tabac que j'en fis tomber quelques caisses le midi à la cantine des figurants. J'allais enfin découvrir ce nectar qui fit bander Fallet et qui fait croire à des millions de pochtrons qu'ils sont œnologues. C'est pas fait avec du raisin, ce truc-là ! Pourquoi y fait pas du vrai vin, Monsieur Nouveau, en Beaujolaisie ? On m'y reprendra, tiens ! L'année prochaine, quand le beaujolais nouveau arrivera, un conseil, laissez-le repartir...

Parmi les lecteurs qui m'écrivent pas contents (pas contents que j'écrive pas ce qu'ils voudraient, comme ils voudraient, ou simplement pas contents que j'écrive dans leur journal), y'en a un cette semaine qui m'agresse particulièrement. Je suis un pourri, il en est sûr, puisqu'il y a dix ans, à la fin d'un concert où il avait pas pu entrer à l'œil, à Clermont-Ferrand, il a vu ma Rolls Royce garée devant l'entrée des artistes. Ce couillon qui prend mon voilier pour une voiture, et qui n'a vu ni la Bentley de ma femme ni la Harley de mon chien, qu'étaient pourtant garces pas loin, me reproche aussi mes changements successifs de certitudes vis-à-vis du référendum sur Maastricht. Me reproche mes doutes, donc... Bienheureux celui-là qui n'a jamais douté, qui a sa belle petite opinion arrêtée, définitive et juste. Moi, tu vois, tête pleine d'eau, je pense très fort que tu es un gros con mais je suis prêt à revenir sur cette évidence, à douter de cette vérité...

Après tout, t'es peut-être pas gros.


LE GENIE DU CLAP

2 décembre 1992

Apéro du matin, chagrin...

Ça commence à faire long. Quatre mois que je suis sur ce tournage, y'en a marre ! Au début ça m'éclatait, maintenant j'ai hâte de retourner à mes chansonnettes. Faut dire que " acteur " c'est franchement la plus mauvaise place sur un film. Tout le monde bosse, y'a que toi qui glandes. De temps en temps on te dit de te mettre là (ou là), tu balances quatorze fois la phrase et tu retournes vaquer à ton ennui. La première fois que tu balances c'est pour une répétition, en général t'es bon. La deuxième fois t'es encore pas mauvais, mais il faut la refaire à cause d'un nuage qui fait chier, d'un rayon de soleil pas raccord, ou d'un problème de caméra ou de n'importe quoi. Quand tous les problèmes techniques sont réglés, quand t'es sûr que cette quatorzième fois tout baigne, quand tout ne repose plus que sur TOI, t'as une espèce de montée d'adrénaline qui vient te tétaniser les sphincters de la gorge, et quand, avec un peu de bol, tu te prends pas les pinceaux dans ton texte, c'est avec une voix de fausset, chevrotante et nouée, que tu récites ton Zola. Quand Berri dit " Coupez ! " tu te dis qu'on va forcément la refaire, que t'étais trop à chier, que tu vas finir par te faire virer, que d'toute façon t'avais rien demandé, qu'y z'avaient qu'à prendre un vrai acteur... Eh ! ben, souvent, c'est cette prise-là qu'on garde. Après, quand tu te vois, le soir, en projection, tu envies le mec qui fait le clap...

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Souvent c'est moi qui fais le clap. Quand je suis pas dans la scène qu'on tourne, je pique son bout de bois à Toufik, le clapman, qui le fait pas mal mais quand même moins bien que moi, et j'annonce " 124 sur 2, quatorzième ! ". Ça paraît tout simple à faire mais c'est pas évident: faut pas claquer le bout de bois zébré noir et blanc sur l'autre bout pendant que tu parles, ni encore moins avant. Faut pas mettre tes doigts entre les deux bouts, sinon ça fait pas " CLAP ! ", ça fait " AÏE ! ". Faut t'en aller en loucedé aussitôt que t'as clapé, pis surtout, faut articuler à mort ! L'autre jour, par exemple, Depardieu et Carmet ont absolument voulu que je vienne boire l'apéro avec eux. L'apéro du matin. Moi je veux bien manger des rillettes à dix heures en buvant du vin d'Anjou, mais seulement si je travaille pas après. Ça tombait bien, ce jour-là je travaillais pas après. J'avais prévu de faire le clap. Donc on a goûté le vin de Depardieu. J'en ai bu deux verres et eux aussi un litre ou deux. Après j'ai continué à la bière parce que c'est quand même meilleur, surtout la " Blanche ", ça te coule dans la gorge comme une vague d'écume de la mer du Nord, ça sent le sel et la frite, c'est chargé de la sueur des hommes qui travaillent la terre, la dure terre du Nord semée de houblon, pas la terre molle et con pour vignobles angevins approximatifs. Bref, j'étais bourré. Quand j'ai voulu faire le clap, autant j'arrivais encore à peu prés à claquer l'engin pour la caméra, autant pour dire " 176/B sur 3, seizième ", j'ai jamais pu.

Pis le soir, Berri m'a dit qu'il fallait que j'arrête de faire boire Depardieu...

Quand je fais pas le clap, je file un coup de main à la déco. Là, on se fend la gueule. Les mecs et les nanas qui font ça y sont supers. Tout le temps tout sales, les mains pleines de cambouis, du charbon partout, mais quand t'as besoin d'une locomotive à vapeur avant midi et qu'il est dix heures, y te la trouvent, sinon ils la fabriquent, et tu l'as à l'heure. Après on se rend compte qu'on n'en avait pas vraiment besoin pis qu'elle sera pas à l'image mais c'est pas grave. L'autre jour fallait enduire de graisse les machines d'une usine, y m'ont prêté un pinceau, j'en avais partout, on a bien rigolé.

Les électros et les machinos aussi y sont supers. Y z'ont des gilets avec des poches partout et des ceintures avec plein de trucs qui pendent. Des lampes torches Maglight, du Chatterton, des couteaux, des décapsuleurs, tout ça... l'autre jour y m'ont accroché des boîtes de bobines en fer blanc sous ma bagnole, quand je roulais ça faisait " gling-glang ", un peu comme eux quand y marchent. Mais je m'en fous, j'ai même pas remarqué, c'était le jour où j'avais bu l'apéro avec les acteurs...

Y'a aussi la régie. Là aussi j'aime bien y aller, d'abord y'a plein de filles gentilles ET jolies, et puis des Macintosh, des fax et des téléphones. Le soir, après le boulot, c'est une vraie volière. Ça gueule dans tous les sens, tout le monde vient en même temps soulever un problème très chiant dont tout le monde se fout, le directeur de production râle après tout le monde et MEME après moi (que soi-disant j'aurais fait boire Carmet), il s'énerve après l'assistant qui vient ENCORE de planter une bagnole dans le brouillard, l'assistant dit que c'est à cause des bobines de film qu'étaient accrochées dessous, pis après, le directeur, pour nous punir tous, il fait tomber quelques bouteilles de champ' et les filles se réveillent.

Des fois aussi, quand je suis pas du plan qu'on tourne, je me mêle à la foule des figurants, habillé en mineur, noir de charbon, je me prends une brouette et je vais très loin, tout au fond du décor sur le carreau de la mine mais quand même dans l'axe de la caméra et quand Berri dit " Moteur ! ", la scène se tourne avec, en arrière-arrière-plan, le figurant le plus cher

de l'histoire du cinéma mondial. Personne n'y voit que du feu, pis vaut mieux. Je l'ai fait qu'une fois, j'ai pas intérêt à me faire gauler... Cela dit, ça mange pas de pain, puisqu'à l'écran, finalement, je me suis pas vu, j'étais caché par une locomotive et puis la scène ils l'ont pas gardée...

Aux journalistes et aux badauds qui m'ont demandé cent mille fois si c'était mon premier film et à qui j'ai répondu cent mille fois " non, mon dernier ! ", dorénavant je préciserai " comme acteur "... Par contre, si vous entendez parler d'un tournage qui se prépare, si y z'ont besoin d'un clapman... je vous jure que je ferai pas boire le perchiste !


BREVES DE CANTOCHE

9 décembre 1992

Carmet et Depardieu font de la politique

J'arriverai jamais à écrire cette chronique. J'ai pas choisi le bon endroit ni la bonne heure. Je suis à la cantoche, j'écris d'une main, de l'autre j'ai mes nouilles et mon steak haché, j'ai Depardieu en face de moi et Carmet à ma droite. Y z'arrêtent pas de s'engueuler. Soi-disant que Carmet arrêterait pas de péter alors que c'est surtout Gérard... Carmet part dans une théorie selon laquelle on peut être de gauche et péter quand même. Que y'en a marre de la morale à la con des instit's, que péter à table c'est une marque de respect pour ses hôtes, une façon de leur dire qu'on est bien avec eux et qu'y peuvent faire pareil. Alors Gérard fait pareil et moi j'ai le sentiment qu'ils sont vraiment bien avec moi.

Comme ils lisent les journaux du jour en attendant leur gamelle, ils font des commentaires sur l'actualité. Putain, c'est beau ! On dirait les deux papys de Wolinski dont le dessin, qui enlumine cette page, côtoie chaque mercredi ma prose approximative. Gégé bougonne à peu près contre tout c'qu'y s'passe et Carmet lui répond par des trucs qu'ont rien à voir. Ça donne un peu ce genre de dialogue:

Depardieu: " Ah! les salauds ! Pierre Bergé qui annonce qu il votera Léotard... Comment ils retournent tous leurs vestes ! Les rats quittent le navire, ah, les salauds ! !! "

Carmet: " J'mangerais bien des ris de veau, moi, ce soir... Tiens, t as vu ? Boucheron a ouvert un resto à Buenos Aires. J'irais bien bouffer là-bas, moi, un de ces quatre... "

Depardieu: " Mais tais-toi donc, vieille carne ! Tu penses qu'à manger ! Après tu fais que péter et ça gêne le p'tit ! "

Moi: " Non, non, ça me dérange pas du tout, au contraire... "

Carmet: " Ça s'appelle "Chez Agnès"... Ça doit être Madame Boucheron... On y va, on bouffe, on baise Agnès, pis on s'barre sans payer... "

Comment tu veux écrire peinard quand t'entends ça... En plus que, cette semaine, j'ai pas la première amorce du moindre poil de cul de début d'idée. Pourtant y'a plein de bonnes nouvelles en ce moment, ça devrait m'inspirer... Le tunnel du Somport aux oubliettes, l'émission d'Ardisson bientôt à la trappe, les Israéliens autorisés à dialoguer avec l'OLP, Alain RobbeGrillet qui prend la défense de la pièce de B.-H. L., histoire de la couler définitivement, et mon chien Toto qui vient de jeter sa gourme sur une presque aussi belle que lui. Ben ça vient pas. Avec les deux oiseaux qui m'entourent et qui me déconcentrent, j'ai un peu la tête ailleurs et je risque de vous raconter que l'OLP est autorisée à dialoguer avec Ardisson, que B.-H. L. est aux oubliettes, qu'ils parlent de construire un tunnel du Somport sous Robbe-Grillet, que les Israéliens prennent la défense de mon chien et que Yasser Arafat vient de jeter sa gourme sur Arielle Dombasle par exemple. ..

Carmet: " Alors ? Ça avance, ta chronique ? T'es gentil, cette semaine, t'évites d'écrire que je bois... Sinon j'leur raconte, moi, à Charlie, dans quel état t'arrives le matin sur l'tournage, qu'on dirait que t'as passé la nuit dans une bétonnière... Dis donc, elles ont l'air bonnes, tes nouilles... J'vais p't'être manger ça, moi aussi, avec un vieux Bourgueuil, histoire de faire passer le Saint-Èmilion de ce matin qui était un peu vert... Qu'est-c'que t'en penses, Gérard ? "


AU NORD C'ETAIT LES CORONS

16 décembre 1992

Au Sud, c'est Télé Monte-Carlo

Les habitants du Nord-Pas-de-Calais, que nous appellerons les " Chtimis ", puisque c'est comme ça qu'ils veulent, sont des gens particulièrement sympathiques, surtout les filles mais les garçons aussi. Les habitants du Pas-de-Calais tout court vivent au Nord et, réciproquement, les habitants du Nord vivent au Pas-de-course à cause de la pluie. C'est énervant, mais c'est comme ça. Selon la légende, il pleuvrait tout le temps dans le Nord, or, moi, qui vis là-bas depuis les pluies d'août, je trouve que cette année la mousson est tout à fait supportable. D'ailleurs, Pierre Bachelet, qui est né là-bas, y retourne aussitôt qu'il peut avec le plus grand plaisir et un parapluie assez grand aussi. C'est à lui que nous devons cette chanson désormais très connue, les Corons, qui commence par ce vers un peu cruel: " Au Nord, c'était laid... Courons ! "

Pierre Bachelet est une des spécialités les plus connues du Nord-Pas-de-Calais, du moins comme chanteur. Sinon, il y a aussi Isabelle Aubret, qui ne passe pas trop souvent sur NRJ, mais c'est parce qu'elle est communiste, et Alan Stivell, mais là je suis pas sûr. Au niveau des compositeurs, nous avons François de Roubaix, qui était de Lille, et Georges Delerue, qui était de Roubaix, mais ils sont morts, c'est pour ça que je dis " était ".

Pour les spécialités culinaires, c'est une région qui est encore très marquée par la guerre, donc, par pudeur, nous n'en parlerons pas. A moins que vous n'insistiez, alors je vous dirai que la " tarte au sucre " fallait pas être la moitié d'un con pour l'inventer, en tout cas pas plus con que l'inventeur du sandwich au pain.

L'industrie la plus rentable du Nord fut, de tout temps, I'industrie minière, particulièrement les mines , d'or. Même s'ils n'ont jamais trouvé la moindre paillette, ils ont quand même creusé de grands trous dans la terre noire et ce, pendant deux siècles, car le nordiste est têtu mais courageux. La production de trous prospéra jusqu'à la fin des années 70, époque à laquelle on réalisa que le nucléaire faisait des trous beaucoup plus jolis.

Pour ce qui est des paysages, on peut dire sans s'avancer que le Nord-Pas-de-Calais c'est un pays qui ressemble à la Louisiane, à l'Italie, on dirait le Sud, à part pour la végétation, le climat et le relief et les Polonais, qui sont quand même mieux intégrés au Ch'Nord que les Irakiens aux Skuds par exemple.

Pour conclure, nous dirons que les gens du Nord ont dans les yeux le bleu qui manque à leur décor, alors que les gens du Lubéron ont le rosé.

Quant à Valenciennes, où je vis, et qui est franchement dans le Nord, c'est une ville très jolie, avec des restaurants, des maisons, et une rue piétonne avec un magasin Chevignon.


AU SUD C'ETAIT LES MELONS

  • 23 décembre 1992

  • Dans le Parc naturel du Lubéron, on

    protège les derniers socialistes

    La semaine dernière, je vous ai parlé du Nord Pas-de-Calais, aujourd'hui, je vais vous parler du Vaucluse-Pas-de-Calais-non-plus.

    Le Vaucluse est un grand département, assez grand mais pas trop quand même, disons grand comme ma bite mais beaucoup plus ensoleillé, car le Vaucluse n'a pas de caleçon autour. Le Vaucluse n'a rien autour, à part peut-être l'Ardèche et les Bouches-du-Rhône, ce qui prête peu à conséquence. Alors que l'Ardèche est essentiellement peuplée d'instituteurs hollandais en vacances et de Hugues Aufray, le Vaucluse est peuplé de ministres socialistes, ce qui est quand même plus classe, sauf autour d'un feu de camp où il vaut mieux avoir Hugues Aufray que Laurent Fabius, surtout si on chante Debout les gars réveillez-vous ! Autrefois, les ministres avaient des maisons sur la Côte d'Azur, mais c'est parce qu'ils étaient de droite. Aujourd'hui, nos ministres de gauche, qui aiment beaucoup les pauvres, évitent cette région car elle en est pleine, on veut bien les sauver, pas les côtoyer. C'est donc dans le Vaucluse et, plus précisément, dans le Lubéron, que nos dirigeants se cachent de leurs dérisoires électeurs, à l'ombre des cyprès que Van Gogh peignat, des micocouliers que Michèle Torr chantait et des oliviers que Léonard coupa quand Léonard devint scie.

    Le Lubéron est la plaie du Vaucluse.

    Une protubérance montagneuse pour cadres moyens plantée comme une ignoble métastase sociale-démocrate au cœur de ce département historiquement rouge. Alors que Saint-Rémy-de-Provence, par exemple, a son musée Van Gogh, pour bien prouver son mauvais goût à la face rougeaude des ridicules estivants, le Lubéron a son musée Vasarely. Quand on sait que même Georges Marchais y possède une résidence secondaire, on ne s'étonne plus de la chute du mur de Berlin ni de la déliquescence dans laquelle se vautre aujourd'hui la classe ouvrière. Le Lubéron est au Vaucluse ce que la myopathie est au sauteur à la perche: un handicap.

    Mais le Vaucluse est assez grand (comme ma bite) pour vivre avec son Lubéron-congg. Au point que, en mille-ch'ais-pas-combien, lorsque le Vatican décida d'exporter sa peste mauve et or, c'est à Avignon, et pas à Henin-Liétard, que le pape Urbain V s'installit. Depuis lors, le Vaucluse est resté un département à forte tradition protestante. A Avignon, le pape se fit construire un palais sublime qu'il appela palais du Pape, mais, comme un jour il mourat, un nouveau pape fut appelé araignée et le blockhaus fut rebaptisé palais DES Papes. Chaque année, en juillet, dans la cour d'honneur de ce bunker, une troupe de théâtre subventionnée par la MJC de Nancy vient massacrer Shakespeare sous la direction d'un metteur en scène japonais homosexuel, la critique se pâme, le public a froid car l'adaptation dure six heures, Jack Lang pavoise et Jean Vilar meurt une deuxième fois. C'est le fameux Festival d'Avignon, mondialement connu des lecteurs du Guide du routard et de Libération.

    A part Avignon, dans le Vaucluse, nous avons aussi Cavaillon, Carpentras et Apt, villes charmantes dont les spécialités sont respectivement: les melons, les berlingots et je sais pas.

    Mais le joyau du Vaucluse est, sans conteste, l'Isle sur-la-Sorgue, la " Venise Comtadine ", très con pour son René Char et aussi un peu pour

    Renaud. René Char, pour les ignorants, fut un gr poète, tout à fait imbitable de son vivant mais

    apprécié aujourd'hui. Quant à moi, j'ai une mai là-bas, assez éloignée du centre-ville où le t~ Lubéron aime à venir déambuler, aux devantures antiquaires milliardaires et du magasin Chevignon quand le soir tombe sur les platanes et que c'est b. à se chier dessus.


    L'ILE A LA TÊTE DE MAURE

    30 décembre 1992

    qui nous a donné Napoléon, Tino Rossi et Charles Pasqua

    Géographiquement à l'opposé du Nord-Pas-de-Calais se trouve la Corse-encore-moins-Calais. La Corse est une île en forme de gant de toilette avec une espèce de doigt en haut à gauche, un petit peu dans le cul de la France, mais pas trop. Si sa forme est somme toute assez grotesque, la Corse a un fond gentil. D'ailleurs, ne dit-on pas a gentil comme un Corse " ? Non ? Ah, bon...

    La Corse est peuplée d'individus pas franchement antipathiques mais un peu italiens quand même. Sauf que si l'Italien moyen est plutôt séducteur malgré sa petite bite, le Corse moyen est plutôt timide et réservé malgré son grand couteau. Quand on arrive en Corse et que l'on veut expliquer d'où l'on vient, on a souvent tendance à dire: " de France ". C'est très maladroit. Le Corse moyen vous répond invariablement: " Ah ! vous venez du continent... " Car on oublie parfois que la Corse est française. Elle l'est depuis que l'Italie nous l'a vendue, il y a au moins plusieurs siècles, très cher, on s'est fait avoir, mais bon... Aussi, quand on quitte la Corse, on fait bien attention cette fois, et on dit: " Bon, ben, merci pour tout, je retourne sur le continent... ". Le Corse moyen vous répond alors: " C'est ça, casse-toi... "

    Comme Corses célèbres, nous avons à peu près Napoléon, qui est mort à Sainte-Hélène, son fils Léon, qui lui a crevé l'bidon, et Tino Rossi. Sinon, j'ai Sinon, j'ai beau chercher, même chez les coureurs cyclistes, je vois pas. Peut-être Alan Stivell, mais je le jurerais pas. Les principales villes de Corse sont: Ajaccio, Porto-Vecchio et Propriano. I1 y a aussi Calvo, qui est très jolo, avec sa garnison de légionnaires qui sentent bon le reblochon et son bistrot " Chez Tao " immortalisé par Jacques Higelin dans une chanson très belle - Jacquot, si tu lis ces lignes, je te souhaite une bonne année, mon poto. Toutes ces villes sont situées au bord de l'eau, car, en Corse, tout est au bord de l'eau. Les plages, les rivières, les digues, les ports, mais aussi les campings, les hôtels, les maisons Phénix-Merlin-Bouygues, les Canadair et les Casanis. Dès qu'un Corse s'éloigne de l'eau, il devient berger-incendiaire ou pompier-pyromane. Les mauvaises langues affirment même que la Corse n'est pas une - île, mais un incendie entouré d'eau. C'est largement exagéré. La Corse, de ce côté-là, n'a rien à envier à la Provence ou à la Côte d'Azur, par exemple. D'ailleurs,si Jacques Dutronc a choisi la Corse pour résidence secondaire ce n'est pas pour rien, quand on sait le paquet de cons qui ont choisi la Côte. Pour ce qui est des spécialités culinaires corses, eh bien ! nous avons la polenta à la farine de châtaigne, sur laquelle nous ne nous attarderons pas, et la pizza " quatre saisons ", qui marche très bien l'été. Pour les vins, nous vous conseillons la " Cuveta di u patronu " en pichet, dont certains amateurs prétendent qu'elle pourrait être faite avec du raisin.

    Toute médaille ayant son revers, comme le disait si bien le docteur Garretta le jour où il recevit sa Légion d'honneur, la Corse est frappée de deux plaies qui nuisent sensiblement à sa réputation: le terrorisme et le banditisme. Gardons-nous de confondre le premier avec le second: le terroriste assassine un gendarme de-ci de-là ou dynamite un lotissement car il veut préserver l'identité de son pays. Le bandit assassine un gendarme ou dynamite une boîte de nuit car il veut préserver l'identité de sa sœur. La différence est énorme, sauf, peut-être, pour les petits Bretons orphelins dont le papa venait tout juste d'être muté à la gendarmerie du bord de l'eau, près de Bastio.


    KERASCOET, MON AMOUR

    6 janvier 1993

    Gardarem lou menhir

    Après le Nord-Pas-de-Calais, le Vaucluse-Pas-de-Calais-non-plus et la Corse-encore-moins-de-Calais, nous allons continuer notre tour de France-Pas-deCalais avec, cette semaine, la Bretagne-moins-deCalais-tu-meurs.

    La Bretagne est une région à peu près grande comme ça, découpée en plusieurs départements situés pour la plupart à l'ouest de tout. Comme départements, nous avons le Finistère, les Côtes-d'Armor, le Morbihan et un ou deux autres de moindre importance, genre l'Ille-et-Vilaine et l'Elle-est-Moche. A l'attention des crétins, permettez-moi d'ouvrir une parenthèse pour leur rappeler que le mot a département " désigne une abstraction géographique totalement arbitraire qui, au travers du saucissonnage d'une région, permet aux habitants d'ici de se croire mieux lotis ou plus intelligents que les habitants de làbas. Ça marche aussi pour le saucissonnage d'un pays en plusieurs régions, d'une planète en plusieurs pays ou d'une Yougoslavie en plusieurs charniers, fermons la parenthèse.

    J'ai, personnellement, une tendresse particulière pour les habitants du Finistère, qui sont, il faut bien l'avouer, un peu mieux lotis et plus intelligents que ceux du Morbihan, car c'est avec une jolie Finistérienne qu'en juillet 1968 je connus la prime amourette.

    Cela se passa dans une forêt pleine de lutins, à deux pas du charmant petit village de Kerascoët où je m'étais rendu en stop pour me reposer de mes barricades du printemps et oublier les accords de Grenelle. Ce furent douze secondes inoubliables. J'ai oublié son prénom, peut-être ne l'ai-je jamais su... Quoi qu'il en soit, merci, Bécassine.

    La Bretagne est peuplée de Bretons, mais ça vous l'aviez deviné. Le Breton est un peuple fier et généreux, un peu comme tous les peuples, même si la proportion de cons par Breton est sensiblement identique à celle qu'on trouve, par exemple, chez le Normand. Mais alors que le Breton dit " Oui, messieurs ", le Normand dit " Yeah, men ! ". Un peu tiré par les cheveux, mais bon...

    Selon la légende (véhiculée, il est vrai, par des bidasses ivres morts gare du Montparnasse, quai 3 le train en provenance de Brest), les Bretons, " ils ont des chapeaux ronds, vive la Bretagne et vive les Bretons ". C'est une légende. Les Bretons, " ils ont des bérets basques comme tout le monde ". Peut-être rnême un petit peu plus que tout le monde. Cela par solidarité avec le peuple basque qui, en retour, trouve souvent refuge en Bretagne lorsque Joxe veut l'envoyer se faire un petit peu torturer dans les commissariats espagnols. Pour cela, il sera beaucoup pardonné au peuple breton.

    La capitale de la Bretagne est Rennes, n'en déplaise aux Nantais qui sont pour ainsi dire des Vendéens. C'est vous dire. La sous-capitale de la Bretagne est Saint-Malo. Sinon, comme villes, nous avons aussi Brest, qui est très jolie sauf la rade, qui est très radioactive à cause de leurs sous-marins nucléaires à la con, Quimper, Lorient, Morlaix et Châteauroux, mais là je suis moins sûr.

    Le breton est aussi une langue, assez moche il est vrai, pratiquement plus utilisée que par Glenmore quand il est bourru et par Dominique Lavanant quand elle est bourrée. Dans les années 1970, sous la dictature de Pompidou, un mouvement appelé Front de libération de la Bretagne posa quelques bombinettes de-ci de-là, histoire de promotionner le particularisme régional breton et son patois. Mais, comme les tracts étaient rédigés en dialecte paimpolais, Paris ne comprit point le message et, après une répression de principe, tout rentra dans l'ordre. Il fallut attendre l'arrivée de la gauche (sic) en 1981 pour que ce particularisme fût mis en valeur grâce à Jack Lang, qui décida de créer à Perros-Guirec le Musée de la culture bretonne, dont la plus belle pièce est sans conteste le premier 45 tours d'Alan Stivell et son titre phare (breton) Gardarem lou menhir.

    Comme Bretons célèbres, nous avons Georges Perec, Marie-José Pérec, Guy-Ross Pérec, Astérec et Obélec.

    Comme Breton connu, nous avons Jean-Marie Le Pen, qui est à la Trinité-sur-Mer ce que le morpion est à la Trinité-sur-Paire.

    Comme faux Bretons, nous avons André Breton, qui était normand, et Gérard Lenorman, grand poète disparu lui aussi.

    Enfin, et c'est tout à sa gloire, le Breton est un peuple de marins, de pêcheurs et de navigateurs. Les plus célèbres navigateurs bretons furent, bien sûr Christophe Colombec, qui a découvert sa femme en tirant un peu trop la couverture à lui, en 1500 et des poussières, et Loïc Peronec, qui a découvert en inox. Un ami marin breton à qui j'avais naguère confié :~mon bateau pour un convoyage m'avait d'ailleurs rappelé, le jour où il me rendit mon épave, ce célèbre dicton breton qui dit: " L'eau c'est fait pour naviguer ! J'en connais qui se lavent avec, j'en connais même qui la boivent ! "


    LE BASQUE EST-IL MUSULMAN ?

    13 janvier 1993

    Sous la pelote, la main

    Le Pays basque est un pays à peu près tout petit mais coupé en deux par les Pyrénées. Dans le nord vivent les Basques du Nord, dans le sud vous avez deviné. Plus généralement, nous appelons les Basques du Nord des " Français ", et ceux du Sud des " espingouins ". Et quand je dis " nous ", je me comprends, c'est de " vous " que je parle. Mais après tout, me direz-nous, z'avaient qu'à pas se fabriquer un pays à cheval sur deux autres. Nous avez raison. Au départ, en mille ch'ais pas combien, le Pays basque était un vrai pays avec tout ça qu'y faut, des frontières, une armée, un drapeau, une langue, des autoécoles et tout et tout. Puis la France et l'Espagne, dans un souci de rapprochement tout à fait compréhensible, et énervées par ce petit pays minusculaire qui se permettait de faire payer des droits de passage pour accéder aux stations de sports d'hiver pyrénéennes, décidèrent de l'annexer, fifty-fifty, tu prends le Nord, yo prendo el Sud.

    Depuis, donc, nous avons deux régions qui veulent redevenir un pays à part entière et c'est assez chiant car, à l'heure où l'Europe abolit ses frontières, elle va pas s'emmerder à en créer de nouvelles pour faire plaisir à un tout petit peuple de rien du tout. Et quand je dis " peuple ", je suis très généreux. Car finalement, qu'est-ce qui différencie un Basque (du Nord) d'un Béarnais ? Et un Basque (du Sud) d'un Catalan ? Deux-trois traditions folkloriques, un dialecte bizarre avec plein de X et de TCH, et un sentiment d'appartenance à un peuple différent, héritier d'une culture différente. Cela suffit-il pour redessiner l'atlas ?

    Si encore le Basque était musulman comme le Bosniaque en Serbie ou arménien comme le Croate au Kosovo...

    Cela mis à part, il est vrai que le Basque possède une culture bien à lui. Prenons les bergers, par exemple. Au Pays basque, ils sont perchés sur des échasses. Quand un berger normal fait pipi contre le mur de la grange, le berger basque pisse sur le toit dans la cheminée. La tradition du bergeage sur échasses remonte à des temps tellement immémoriaux qu'aujourd'hui plus personne ne sait les raisons qui poussèrent les premiers bergers à ainsi s'échasser. On prétend qu'autrefois, au lieu de garder les moutons, les bergers basques gardaient les ours. L'ours est un redoutable bouffeur de couilles de berger. D'où, peut-être, l'obligation de se percher pour le mener paître. Aujourd'hui, c'est l'ours qui s'est fait couper les couilles par la politique autoroutière franco-espagnole, mais la tradition continue. Une autre spécialité basque est la " pelote ". La fameuse " pelote basque ", qui est un peu au tennis ce que l'onanisme est à l'orgasme: on ne joue qu'avec la main et on gagne à tous les coups. Car en pelote basque le joueur n'a pas d'adversaire. I1 joue tout seul contre un mur à la con. I1 peut donc tricher tout son soûl, le mur reste de brique. La pelote basque fut inventée par un carabinier espagnol, Ramuntcho Pelotas, avec qui personne au pays ne voulait jouer à la baballe. " On youe pas aveco les jachachins ! " lui répondaient systématiquement ses petits camarades de 1'ETA. Comme, de toute façon, il n'avait pas de raquette, il s'en alla, dépité, lancer sa baballe contre le mur d'une grange, elle lui revint dans la tronche, pleine de pisse de berger, le jeu était né. Aujourd'hui encore, la pelote basque se pratique à la main, mais aussi avec une " chistera ", petit panier d'osier cintré comme une banane mais moins bon. D'ailleurs, en anglais, " panier " se dit " basquette ", je l'ai pas inventé, ces gens-là nous ont tout piqué.

    Enfin, nous voilà avec le " béret basque ", très apprécié des touristes japonais qui visitent la butte Montmartre. Le béret basque n'est pourtant jamais qu'un étui à Frisbee légèrement prétentieux

    Comme villes, au Pays basque nous avons Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-Pied-de-Port, dont les spécialités sont, respectivement: le jambon, les surfeurs hawaiiens, et les réfugiés basques menacés d'expulsion. Le jambon de Bayonne est très bon (à part peut-être pour le Basque musulman), le surfeur hawaiien n'est pas mauvais non plus, quoiqu'on puisse lui préférer son homologue féminin sensiblement plus bandante dans sa combinaison fluo, quant au réfugié, très joli également, il attend dans la clandestinité que les flics socialistes le livrent à la police espagnole qui torture joliment aussi.


    STANCES A UN JOURNALEUX

    20 janvier 1993

    Europe 1, la pêche dans la gueule !

    Vous avez déjà été cambriolé ? C'est pas marrant, hein ? Pas seulement parce qu'on te tire ta télé, ton magnétoscope, ton walkman, ton micro-ondes, tes CD, ton Nikon et ton vélo rouge, tous ces gadgets qui font la supériorité de l'homme sur la bête, pas seulement parce que tu te dis que des mecs ont fouillé dans tes calbut's, tes chaussettes, tes papiers, tout ce qui fait la supériorité de l'Occidental moyen sur le pygmée petit, pas non plus seulement parce que ça va t'obliger à des démarches administratives très chiantes avec ton assureur qui te remboursera pas le tiers de ce que tu as perdu, non, la vraie galère c'est que tu dois faire venir les keufs pour un " constat d'effraction ", pis leur faire l'inventaire de ce qu'on t'a taxé. Ça s'appelle " déposer plainte ". Ça laisse supposer, une, que tu te plains, deux, que tu souhaites que les flics enquêtent. Pas forcément pour retrouver le coupable. Surtout pour retrouver le vélo...

    Je me suis fait cambrioler. (Je savais bien que ça allait vous faire marrer...) Je me plains pas, d'abord y'a pas de raisons que ça arrive qu'à vous, pis c'est bien fait pour ma pomme, j'avais qu'à pas me barrer en vacances pendant les fêtes de Noël en laissant dans la baraque que j'occupe à Valenciennes des choses auxquelles je tenais. (Quoiqu'à bien y réfléchir, je ne tiens à rien qui soit une " chose ".) Vous savez ce que j'ai fait ? J'ai écrit à la Voix du Nord pour dire ."Merci les mecs, revenez quand vous voulez, ça me fait vraiment plaisir que vous ayez choisi ma maison, je vous aime...". Bien sûr que je rigole ! J'ai fait exactement comme vous auriez fait: j'ai pesté, j'ai râlé, j'ai eu les boules. Contre moi pis contre l'enfoiré qui avait " même " eu l'audace de me taxer ma guitare chérie, ma préférée, ma compagne de galères et de galas. Pis j'ai pensé à cette chanson de Brassens, Stances à un cambrioleur, dans laquelle Tonton Georges remercie le monte-en-l'air qui a choisi de visiter sa maison parce que, " solidarité sainte de l'artisanat ", celui-ci n'a " pas cru décent de le priver de sa guitare "...

    A la Voix du Nord qui avait eu vent de mon " malheur " et qui souhaitait une interview, j'ai envoyé un petit mot vengeur dans lequel je faisais le parallèle entre le voleur de la chanson de Brassens et le mien. Le mien m'avait laissé l'accordéon (très cher) et pris ma guitare (invendable), je l'ai donc traité de con. Ça m'a défoulé, soulagé. C'était mon verdict, ma sentence pour son " crime ".

    Je vous dis pas le résultat... Quelle maladresse j'avais pas commise là...

    Le journal, aussi sec, envoyait mon papier à 1'AFP le jour même toutes les radios de France voulaient me joindre. Après quatorze appels, j'ai fini par prendre en ligne Europe 1 Nord-Pas-de-Calais, histoire de leur dire que " l'incident " était clos, que je n'avais rien à leur dire, qu'y z'avaient vraiment rien d'autre à foutre pour me harceler avec cette " info " aussi insignifiante, bref, qu'ils aillent se faire mettre. C'était Europe 1 Paris ! J'étais halluciné. J'ai passé dix minutes à expliquer à l'enculé (et je pèse mes mots) au bout du fil qu'au regard de l'actualité du monde et de la misère ambiante je commettrais l'acte le plus honteux de ma vie si j'osais, sur une radio nationale en plus, exprimer la moindre plainte sur " l'ignoble crime dont j'avais été victime ", que je trouvais pathétique que tous les médias de France passent leur après-midi au téléphone pour une aussi futile et dérisoire anecdote... " Oui, mais, quand même, vous l'avez écrit, cet article ? " me dit le con d'une voix tout à coup très polie, laissant deviner que dorénavant notre conversation était enregistrée. " J'ai envoyé une carte postale à mon p'tit voleur par l'intermédiaire du courrier des lecteurs d'un journal local, pour une histoire locale, je vois pas de quoi vous vous mêlez ! " répondis-je. " Nous, c'est pour vous rendre service, nous sommes très écoutés dans le Nord, ça peut vous aider à retrouver votre guitare... " Sachant que cette ordure enregistrait tout, j'ai encore essayé quelques minutes de lui foutre la honte en expliquant ce que je pensais des méthodes des journaleux, de leur " déontologie >>, de leur ridicule. Le soir même, aux infos (sic), grâce à un habile montage de cette " interview involontaire " et un commentaire ironique, j'insultais les voleurs (sous-entendu: après les avoir chantés) et j'avais le culot d'en appeler aux médias pour retrouver mon bien.

    C'était là qu'ils voulaient en venir, et moi, malin, j'avais pas compris...

    Entre-temps, une casse-couilles de Radio-France avait réussi à me trouver au fin fond de la campagne valenciennoise où je tournais, et m'avouait, apprenant que je venais de me faire gonfler par Europe 1, et donc refusais de répondre à ses questions, qu'elle " allait avoir l'air maligne si tous ses confrères avaient eu le "scoop" et pas elle... ". RTL appelait ma maison de disques pour me joindre à tout prix, France-Inter reprenait " l'information " et FR3 Région la balançait aussi dans ses titres. Le lendemain, France Soir et le Quatid ien y allaient de leur vitriol, et depuis, du Midi libre au Réveil d'Anjou, pas un quotidien qui n'ait repris leurs papiers en insistant chaque fois sur mon impardonnable méfait: avoir déposé plainte.

    Le prochain mec qui me cambriole, je lui offre un pin's d'Europe 1. Mais la prochaine fois que je me fais voler un mot de ma bouche par un journaleux, je sors le fusil à pompe.

    J'en viens à envier les pauvres gens qui vivent dans les pays totalitaires où il n'y a que deux sortes de journalistes: les autorisés, qu'on ne lit pas, qu'on n'écoute pas, qu'on ne croit pas, et puis les autres, les clandestins, les emprisonnés, les assassinés. Qu'on aime.

    Vous avez déjà aimé un journaliste, vous ?


    ELLE EST A TOI CETTE CHANSON

    27 janvier 1993

    ... toi qui m'as donné du pneu

    quand j'étais dégonflé à l'avant

    L'Auvergne est une région à peu près pas très grande mais quand même assez privilégiée par rapport aux autres régions à ploucs car elle est située presque franchement au milieu du centre de la France. Comme je n'ai pas mon dico ou ma gonzesse sous les yeux, je ne peux pas précisément vous énumérer les départements qui constituent cette jolie région, mais, en gros, nous avons le Puy-de-Dôme, le Cantal, et peut-être le Boursin-ail et fines herbes mais je suis pas sûr.

    Personnellement, ayant des copains dans le Cantal, c'est mon département préféré, du moins en Auvergne, parce qu'il paraît que les petites rivières à truites y abondent et que les coquines, quoique farouches, y sont de belle taille. Bien que je me méfie un peu de ce genre de déclarations qui m'ont été faites par les habitants d'environ quatre-vingt-quinze départements français, le Cantal, où je n'ai jamais mis les pieds, a probablement les plus belles rivières à truites du monde. Le Puy-de-Dôme, par contre, est beaucoup moins favorisé, puisqu'il abrite la capitale de l'Auvergne, Clermont-Ferrand, qui est un peu un Lyon en moche. Outre une statue de Vercingétorix assez grotesque (vu la qualité des relations amicales gallo-romaines depuis la chute de Mussolini), Clermont-Ferrand se distingue par son usine de pneus XGT Super-radial-Michelin.

    C'est il y a plusieurs milliers d'années que Monsieur Pneu, natif du bled en question, découvra l'utilité du caoutchouc auvergnat pour améliorer l'adhérence des paysans sur le purin du même coin. Puis, lorsque la roue fut inventée (par un infini-pas con, en 1610 avant Ravaillac), il décidit d'adapter son invention à l'automobile naissante et fabriqua une semelle circulaire qu'il baptisa " Michelin ", en hommage à sa femme Micheline qui s'appelait Micheline. Il ouvra donc une usine à Clermont-Ferrand, usine qui, de nos jours, pollue encore la moitié du département et licencie l'autre. Fermons la parenthèse.

    Outre ces semelles rondes antidérapantes destinées à mourir plus vite sur nos jolies routes pendant le pont du 15 Août, l'Auvergne produit aussi des choses qui se mangent, comme, par exemple, le bleu d'Auvergne, la potée auvergnate, l'aligot d'Auvergne et l'eau de Volvic, qui se mange pas mais qui est bonne quand même quoiqu'un peu fade, un peu comme Claire Chazal par exemple.

    Au niveau géographique, nous dirons que l'Auvergne est assez montagneuse dans son genre.

    Autrefois, lorsqu'un Auvergnat montait à Paris, il devenait le plus souvent marchand de charbon. Aujourd'hui, avec le TGV, il devient président de la République. Ça rapporte plus, mais c'est pas sûr que ça laisse les mains moins sales. Comme Auvergnats célèbres montés à Paris, nous avons Georges Pompidou, qui fut président de la République pendant cinq ans mais qui est mort, Valéry Giscard, qui croit pouvoir redevenir un jour président de la République mais qui est pour ainsi dire mort aussi, et quelques autres, beaucoup moins célèbres, y z'avaient qu'à monter à Paris. Je pense notamment à Alexandre Vialatte, qui n'est même pas dans le Larousse alors que Bernard-Henri Lévy est dans la blonde. Mais l'Auvergnat le plus illustre fut, est et restera toujours celui de la chanson de Georges Brassens, celui qui " m'a donné quatre bouts de pain quand dans ma vie il faisait faim... ". Pour celui-là, qu'il ait existé ou non, nous pardonnerons à l'Auvergne d'avoir engendré Danièle Gilbert et Michel Charasse. La première, suite à ses ennuis avec la justice, fut condamnée à travailler sur Radio-Monte-Carlo, le second, pressentant la déculottée de mars 93, a troqué son siège éjectable de Matignon contre un canapé-lit en cuir repoussé au Sénat, canapé au fond duquel, imbu de ses jaurèssiennes convictions nimbées de certitudes sociales démocrates tendance jardin du Luxembourg, il réaffirme son désir de voir nos Mirage 2000 s'en aller dare-dare bombarder Bagdad ou Belgrade ou les deux.


    PARIS, REINE DE LE MONDE

    3 février 1993

    Les Parisiens ont mal à leurs racines,

    à cause du métro

    Mon tour de France des régions va s'arrêter là. Après le Nord, le Lubéron, la Bretagne, le Pays basque, la Corse et l'Auvergne, je me suis mis à dos prés de la moitié de l'Hexagone. Comme j'avais déjà pas trop la barre avec l'autre moitié, y m'reste plus grand monde à énerver... Néanmoins, je m'en voudrais d'avoir parlé de tous ces jolis coins qui font le charme de notre douce terre de France et de tous ces braves gens " nés quelque part " sans faire un petit détour par MON pays, MA terre, MON endroit à moi, je veux parler bien sûr de Paris.

    Paris est la capitale de la France et, pour ainsi dire, du monde. Son rayonnement illumine l'humanité entière, peut-être même plus loin. Avant l'invention de Paris, le monde était triste comme un discours de Laurent Fabius. Autrefois, Paris s'appelait " Lucette ", ou quelque chose comme ça, mais qui s'en souvient encore aujourd'hui ? Je ne sais pas, je ne sais plus.

    Paris est la plus grande ville du monde. Des millions de mètres carrés. Paris s'étend de la porte d'Orléans jusqu'à la porte de Clignancourt sans pour ainsi dire jamais s'arrêter. Paris est belle comme le Petit Larousse à la page des avions. C'est une ville que le monde entier nous envie, une ville à côté de laquelle Vienne, Venise, Rome, Grenade ou Prague font figure de dérisoires curiosités architecturales pour Japonais errants. Paris est le mont Saint-Michel de l'Humanité !

    Paris est une ville en forme d'escalope milanaise, située un peu au nord du milieu de la France, donc du milieu du monde. Ses habitants s'appellent les Parisiens ou, plus généralement, aussitôt franchi le boulevard périphérique qui sépare Paris du quart-monde, les " Parigots-têtes de veaux ". L'incroyable et compréhensible jalousie du reste de la France (donc du monde) vis-à-vis du Parisien est à peu près égale à l'immense amour, à l'infini respect que porte le Parisien moyen pour le reste de la planète, pour les malheureux qui n'ont pas la chance de vivre dans une aussi jolie cité. Car avec ses rues, ses ponts, ses monuments, ses parcs et jardins et ses magasins Chevignon, Paris ne ressemble vraiment à aucune autre capitale de l'univers. La Seine, qui la traverse d'est en ouest, est, sans aucun doute, le plus joli fleuve du monde et le moins pollué. Ainsi, sous le pont de Puteaux, par exemple, où je vais parfois taquiner le brochet, j'avoue pêcher de moins en moins de préservatifs usagés, je crois que le chlore et les nitrates les détruisent.

    Outre les Parisiens, qui vivent le plus souvent en banlieue, les autres habitants de Paris sont les " voitures ". Elles sont immatriculées 75, ce qui permet de les distinguer facilement lorsque vous les croisez, encastrées dans les platanes de nos jolies routes de province. Un autre moyen de les reconnaître est de prêter l'oreille au " Va te faire foutre, connard ! " que vous adressera le Parisien au volant si vous le doublez.

    Les principales curiosités touristiques de Paris sont: la tour Eiffel, un très joli pylône en fer rouillé que Nicolas Hulot aime à escalader et du haut duquel il n'eut jamais la gentillesse de tomber, la butte Montmartre, surplombée du Sacré-Cœur, la plus ignoble des constructions néo-pâtissières de la secte des papistes, le Louvre, avec sa Pyramide en verre forgé adorée des snobs et haïe des cons, et enfin le musée

    Georges-Pompidou, usine à tuyaux de la rive droite héritage du président auvergnat qui laissa aussi dans l'histoire la voie express du même nom.

    Enfin, il faut rappeler que Paris est dotée d'une équipe de football qui fait la fierté de tous les amoureux du sport, car cette année, grâce aux encouragements des sympathiques néo-nazis du " Kop de Boulogne-virage Sud ", et des milliards de Canal Plus, son sponsor, elle a marqué quelques buts sans avoir eu à soudoyer aucun arbitre, comme cela se pratique par exemple au Parc des Princes.


    J'VEUX PAS FAIRE "7 SUR 7" !!!

    10 février 1993

    Ils n'ont qu'à inviter Zola !

    Anne Sinclair a les plus beaux yeux du PAF. C'est entendu. Peut-être le plus beau paf aussi mais on le voit jamais, elle est toujours assise. On lui pardonné, quand tellement de ses confrères sont à genoux ou couchés. Anne Sinclair est une journaliste formidable, bien qu'on puisse trouver antinomique cette association, tellement de ses confrères ayant mérité de notre mépris. Anne Sinclair est probablement une femme formidable aussi, peut-être encore un peu socialiste, mais bon, ça lui passera comme ça nous est passé... Anne Sinclair reçoit Édouard Balladur à " 7 sur 7 " et puis d'autres hommes politiques aussi, mais moins souvent. Contrairement à de Virieu, grand attaché de presse du Front national, Anne Sinclair a toujours refusé d'offrir une tribune, via son émission, aux éructations démagogiques et xénophobes de Jean-Marie Le Pen. Cela l'honore. C'est une conception particulière de la démocratie mais Anne Sinclair considère que la mémoire est aussi garante de la démocratie que la liberté d'expression, lorsque l'expression est haineuse.

    Anne Sinclair ne ménage pas forcément les hommes politiques qu'elle invite le dimanche soir. Elle leur balance même, trés poliment, quelques vacheries et n'a pas l'air de s en laisser conter. I1 y a quelques années, elle avait invité Ibrahim Souss, représentant de l'OLP en France, et avait été, ce jour-là, franchement désagréable. Tellement désagréable et pas polie que je lui en ai voulu au point de la taxer de-ci de-là de sionisme aigu. Ce qui me vaut en retour d'être, deci de-là, taxé d'antisémitisme sournois...

    Mais Anne Sinclair reçoit aussi parfois des artistes. Des Sardou, des Julien Clerc, des Bruel Madonna, Johnny et j'en oublie. Anne Sinclair, sans être une midinette, aime beaucoup les artistes. Elle leur concède probablement plus de qualités de cœur qu'aux politichiens. Plus de questions embarrassantes, plus d'impertinence, une présentation frôlant le panégyrique, une façon émouvante de guider, de driver son interlocuteur pour lui faire sortir le meilleur de lui-même, et un regard plein d'amour, voire de fascination, pour ces grands témoins de l'actualité du monde. C'est plutôt sympathique de sa part, mais souvent ça donne ce genre de dialogue:

    —Alors, Michel, nous venons de voir ces images atroces de Sarajevo, quel commentaire cela vous inspire-t-il ?

    —Vous avez raison, c'est atroce ! I1 faut que le sang arrête de couler, que les civils soient protégés, que cesse cette guerre ignoble...

    —Oui... Un peu ce que vous dites dans votre chanson La guerre est ignoble, dans laquelle vous prenez courageusement position contre le malheur. Mais, concrètement, avez-vous une solution pour résoudre ce conflit ?

    —C'est très dur, Anne, je sais que je vais me faire des ennemis, mais je crois qu'il faut que nous ayons le courage d'envoyer nos bombardiers raser les villes des méchants, car nous les connaissons, personnellement j'ai les noms !

    Non, mais, vous m'imaginez à "7 sur 7 " ?

    —Alors, Renaud, nous venons de voir ces images atroces de l'accident d'avion sur l'école maternelle de Tremblay-lès-Gonesse... Quel commentaire cela vous inspire-t-il ? Je crois que récemment vous avez signé une pétition contre les accidents d'avion, non ?

    —C'est exact, je trouve cela atroce. Quand on pense que cet avion partait pour une mission de bombardement sur les écoles maternelles de Belgrade pour que cesse cette guerre atroce...

    Je veux pas faire " 7 sur 7 "... L'attaché de presse de Germinal a négocié (dans mon dos) ma participation à cette émission une semaine avant la sortie du film, en octobre. Je veux pas y aller... Maman, j'ai peur ! Au secours ! Hé, les mecs, dites-moi que j'ai raison... Que les saltimbanques ont rien à foutre chez Anne Sinclair le dimanche soir...

    Madame Sinclair, si vous lisez ces lignes, je préférais quand on était fâchés, j'aime pas refuser l'invitation de si jolis z'yeux. Maintenant, si vous voulez vraiment qu'on cause, invitez-moi à dîner... Je vous jure que je viens !


     

    Tonton et l'agneau, Pierre et le loup

    17 février 1993

    Echangeriez-vous votre prix Nobel de la

    paix contre un char Leclerc ?

    J'avais réglé mon radio-réveil sur France-Intox. A 8 heures, quand il a sonné, un sourire béat illumina mon beau visage endormi. Dans ce que je croyais être un rêve, une voix m'annonçait que François Mitterrand venait d'être proposé comme candidat au prix Nobel de la paix 1993. L'humour n'étant pas franchement une des vertus premières des journaleux, j'admirais mon imaginaire qui venait de me balancer cette bonne blague, un peu cynique, mais bon... J'aurais rêvé que Garretta était nommé prix Nobel de médecine, je sais pas si j'aurais autant ri...

    Tonton. Mon brave Tonton, celui-là même qui, il y a deux ans, nous expliquait la nécessité de participer à l'opération " Tempête du Désert " aux côtés de son maître George Bush, ce Tonton si fier de l'issue de cette guerre qui anéantissait 200 000 civils irakiens et épargnait Saddam Hussein, mon bon Tonton qui poussa les Kurdes à la rébellion contre Bagdad et leur envoya Madame Tonton leur livrer du sparadrap lorsque, décimés par Saddam, abandonnés par nous, ils se retrouvèrent exilés et nus dans les montagnes enneigées du nord de l'Irak. Mon vieux Tonton qui se garde bien encore d'intervenir auprès des Nations unies pour faire cesser l'embargo économique contre l'Irak, cet embargo qui tue chaque mois 15 000 enfants, faute de soins, de médicaments. de nourriture...

    Tonton, grand pacifiste devant l'éternel quoique président du pays troisième exportateur d'armes du monde, Tonton chef des Armées, de ces armées qui mettent actuellement la Somalie sous tutelle, Tonton qui offre généreusement l'asile en France à toutes sortes de tyranneaux exotiques après les avoir fournis en armes, après avoir cautionné leurs régimes, Tonton garant d'un système économique qui affame les trois quarts de la planète pour faire crever d'abondance le quart restant, quart qui s'arroge le titre de seul détenteur des valeurs de Démocratie et de Liberté.

    Prix Nobel de la paix !!!

    Quand j'ai réalisé que j'avais pas rêvé, que l'information était sérieuse, j'ai balancé mon radio-réveil par la fenêtre.

    I1 est tombé juste à côté du téléviseur que j'avais balargué la veille au soir après avoir vu la retransmission des " Victoires de la Musique ". Pas balancé quand ils ont offert un trophée à Bedos et Robin dont on se demande ce qu'ils ont à voir avec la musique, pas non plus quand ce crétin de Nagui a cité pour la douzième fois RTL et " Taratata ", non, j'ai craqué quand on a annoncé la Victoire du meilleur disque pour enfants de l'année: Lambert Wilson raconte Pierre et le loup. Original, par rapport à l'année dernière. .. En 92, en effet, la victoire était allée à Julien Clerc raconte Pierre et le loup.

    François Mitterrand devrait peut-être nous raconter Pierre et le loup. Des fois qu'on lui refuse son Prix Nobel de la paix, il pourrait toujours espérer une Victoire de la Musique.

    De la musique militaire, bien sûr...


    La moitié de 18

    24 février 1993

    J'ai arrêté de lire L'Aurore

    quand Zola est mort

    Et pourquoi Siné, y'a quelques semaines, alors qu'il se la coulait douce en Californie, il s'est permis de pas nous écrire sa chronique hebdomadaire, et pourquoi moi qui travaille comme un bœuf j'aurais pas droit à un petit répit ? Cette semaine, j'ai rien envie d'écrire. Pas d'idée. La semaine dernière non plus, mais ça s'est pas vu.

    D'abord, je suis au courant de rien. Depuis bientôt six mois que je fais du cinoche dans le Nord j'ai un peu décroché de l'actualité. Pas le temps de regarder la télé, on m'a taxé mon autoradio, pis, à part la Pêche et les poissons, j'ai plus de journal préféré. Autrefois, mon marchand de journaux me déroulait un tapis rouge quand y m'voyait débarquer. Je lui prenais de tout: des quotidiens, des hebdos, des mensuels, entre l'Équipe, I'Express et Géo je glissais discrétos un journal cochon genre Playboy ou Minute. Aujourd'hui, il ramasse avec mépris les pauvres dix balles que je lui laisse chaque semaine en échange d'un Charlie Hebdo que j'achète juste par solidarité avec moi-même. J'ai arrêté d'acheter Libé quand ils ont titré " Andréas Bauder se suicide dans sa cellule ", en 1979 je crois. L'absence de guillemets au mot " suicide " leur a fait perdre un lecteur tatillon sur la ponctuation des idées. Ce jour-là, avec Baader, c'est Serge July qui est mort. J'ai arrêté d'acheter Actuel quand j'en ai eu marre qu'on m'explique que j'étais pas vraiment

    branché puisque j'allais pas danser le pogo chez " Gégène " à Kinshasa ou le paso doble dans les catacombes de Paris, arrêté d'acheter l'Huma quand la gauche a pris le pouvoir en 81, recommencé un peu quand elle l'a perdu en 83, arrêté de lire le Nouvel Obs quand a débarqué l'Événement du jeudi que j'ai laissé tomber le mardi, arrêté Rock and Folk quand j'ai désespéré d'être jamais ni l'un ni l'autre, arrêté Politis chaque fois qu'ils ont coulé et le Canard enchaîné quand il est devenu si subversif qu'on n'a plus jugé utile de leur envoyer de vrais-faux plombiers.

    Mais je me tiens quand même un petit peu informé...

    Je demande aux gens c'qu'y s'passe. Tous les~ matins, sur le tournage, quand je dis bonjour aux figurants par exemple, je leur demande: " Ça va ? Quoi d'neuf depuis hier ? " Milou me répond " Quoi de neuf ? La moitié de dix-huit ! ", Bombardier me répond " Mi cha va, et ti ? Cha va min t'cho père ? " et Sigismond me dit qu'on fait aller. Alors moi, j'en conclus que ça va vraiment. Que la guerre en Yougoslavie c'est finalement p't'être pas une vraie guerre, juste un avant-goût, une répète, que la droite qui revient c'est finalement p't'être pas une vraie droite, juste les mêmes que nos socialos, en un peu plus cyniques, et que l'opération humanitaire en Somalie, c'est finalement p't'être pas une enculerie militaire, juste de la politique étrangère...

    Je m'dis que le monde tourne pareil quand je sais pas comment il tourne. Pis que ça fait du bien de temps en temps de se dire que le monde c'est seulement là où tu es, avec ceux que tu aimes, que, quand ils vont bien, le monde va bien...

    Mais ça fait p't'être pas une chronique... La semaine prochaine, je vous raconterai comment on voit le monde dans la Pêche et les poissons.


    Un Mac' est une femme

    3 mars 1993

    Renaud a une touche

    J'étais installé peinard dans un coin de bistrot, les yeux rivés sur l'écran vide de mon Macintosh Power-Book 140, la tête perdue dans l'angoisse hebdomadaire que m'inflige la rédaction de cette chronique que l'ami Philippe Val exige de moi chaque semaine, malgré mes supplications pour la voir devenir mensuelle, malgré mes allusions répétées au secret espoir que j'entretiens de voir la rédaction de Charlie se réunir à huis clos et voter mon exclusion pour cause d'inspiration fantomatique (énervé malgré tout à l'idée que certains lecteurs puissent l'espérer aussi), lorsque, et ma phrase un peu longue va finir, une demoiselle, passant devant ma table, s'arrêta et se pencha sur mon " Mac ".

    —C'est le 140 ? Je pensais m'acheter le même... Vous en êtes satisfait ?

    —Heu... oui... C'est très pratique. Je peux écrire au bistrot. Comme avant avec mon stylo, sauf que j'ai plus besoin de stylo.

    —Vous avez 40 Mo de mémoire vive ou 80, sur votre disque dur ?

    La question à la con. Je sentais que j'allais pas tarder à passer pour un guignol aux yeux de cette demoiselle. Allais-je oser lui avouer que je n'entravais que dalle à l'informatique, aux microprocesseurs, que je ne me servais de mon gadget que comme d'une machine à écrire portable, sans carbone pour les copies, sans Tipp-Ex pour les fautes, sans feuilles blanches pour l'angoisse ? Je décidai de jouer les érudits en lui racontant n'importe quoi:

    —Vous voulez rire ? J'ai 120 Mo ! Et puis j'ai un connecteur d'extension pour carte de 4 Mo qui gère jusqu'à six périphériques SCSI.

    Tiens, prends ça dans les dents, ma belle ! pensai-je par-devers moi...

    —Ah ! oui... Ça vous permet le transfert rapide des fichiers... Et l'écran ? C'est un super twist rétro éclairé à matrice active 640/400 pixels ?

    Et merde ! Elle commençait à m'gonfler avec ses questions de prix Nobel de physique nucléaire ! Je décidai de conclure:

    —Bien sûr ! Mais à la longue il fatigue un peu les yeux, c'est pour ça que je vais bientôt craquer pour le nouveau modèle de chez Toshiba. I1 n'a pas d'écran, et sa mémoire vive est de zéro. (Panique dans le regard de mon interlocutrice...)

    —C'est-à-dire que vous tapez des informations sur votre clavier et que l'ordinateur ne les retient pas, ne les restitue pas, d'ailleurs le clavier lui-même n'est constitué que de touches blanches. Un peu comme au Scrabble, les blanches qui remplacent n'importe quelle lettre...

    —Mais... A quoi ça sert ?

    —C'est un formidable outil de communication, mademoiselle ! Comme il n'est d'aucune utilité, ni pour écrire ni pour lire, il oblige à parler.

    La jeune fille revint à mon Macintosh et finit par me poser les deux seules questions importantes, à savoir combien ça coûte et combien ça pèse. Ces questions fondamentales, je les avais posées moi même quelques mois plus tôt au vendeur de chez Apple qui m'expliquait que " ce modèle était équipé d'un disque dur de 40 mégabits ". Ce à quoi j'avais répondu qu'un ou deux bits de taille moyenne me suffiraient peut-être pour l'usage que j'en aurais...

    —Ne riez pas, monsieur. 40 mégabits, ça représente 40 millions de signes typographiques, soit environ l'équivalent de cent bouquins de 250 pages chacun !

    Un homologue à moi, chroniqueur québécois, écrivait récemment dans la Presse de Montréal que ce genre d'argument de vente amenait parfois le client à 'imaginer que l'ordinateur allait lire, étudier, voire écrire ces cent livres à sa place.

    J'ui en demande pas tant, moi, à mon Mac. M'enfin, si cette semaine il avait pu m'écrire ma chronique à ma place, la gonzesse je l'aurais pas laissée ne quitter comme ça. Je l'aurais invitée à s'asseoir, on aurait bu un coup, pis je lui aurais montré mes disquettes...

    40 mégabits ! Ça laisse rêveur, non ?


    Un dimanche à la con

    10 mars 1993

    Long comme un jour sans charbon

    On est encore dimanche. C'est pas vrai ! Tu m'étonnes qu'on vieillisse trop vite, à la vitesse où les jours passent. Moi qui peux pas saquer les dimanches, je suis gâté, c'est environ mon 2 1 50é que je me vis d'affilée. Avec autant de semaines autour... Les semaines, encore, ça va, les mois, les années aussi après tout on peut toujours se dire que plus on en vit plus on nique la mort, cette salope qu'attend pas toujours que ton film soit fini avant de foutre le feu à la péloche, mais les dimanches, je m'y ferai décidément Jamais. C'est comme un p'tit coma hebdomadaire. D'abord, j'aime pas le bruit de la rue ce jour-là. L'est pas pareil que les autres jours. C'est un bruit trop silencieux. Un bruit qui sent pas la vie, juste la visite chez les beaux-parents, les courses au marché les fleurs au cimetière, la grasse matinée. Matinée séchée, matinée foutue, oui !

    On est encore dimanche, et il est près de midi. Je suis presque sûr que dehors il fait ni beau ni moche Y doit faire un temps de dimanche, un temps de rien Si, dans cinq minutes ma fille n'est pas venue me rejoindre dans mon plume, se glisser entre sa mère et moi pour un câlin, je me lève et je fais les p'tits déj's. Tu parles, elle doit encore être plongée dans Scarlett. Ma Doudou a d'abord craqué pour Autant en emporte le vent - le film, qu'elle a vu douze fois, puis elle a lu le roman, maintenant elle finit les huit cents pages de la suite. Aux murs de sa chambre, les photos de Clark Gable ont remplacé celles de MacGyver qui m'avait détrôné moi. A sa mère qui lui demandait l'autre jour si elle avait un amoureux, Mademoiselle a répondu: " Non, j'attends mon Rhett Butler ! Il viendra un jour me chercher sur son cheval blanc... " Bien, ma fille... Tu as fixé la barre un peu haut, mais vaut mieux ça que d'en pincer pour un p'tit con en mobylette bleue.

    Journée à la con. J'ai encore raté " Télé-Foot ", je vais quand même pas allumer la télé pour me cogner " L'Heure de vérité "... C'est pas le jour, hein ! Leurs mensonges un dimanche matin, merci ! Allez, courage, faut qu'j'émerge, j'ai promis à ma fille de l'emmener au salon de l'Agriculture voir cette exposition d'authentiques paysans avant qu'ils ne disparaissent, à ma femme de l'emmener au Grand Palais voir les bijoux de la reine Tiyi - non, chérie, c'est pas à vendre - et à mon chien de l'aller faire pisser. A part pour le clebs, je sens que j'ai bien choisi mon jour. Y'aura juste quelques millions de blaireaux qu'auront eu la même idée que moi... Faire la queue pour mater un taureau en albâtre de 3000 ans avant

    Jésus-Christ, passe encore, mais pour admirer un bœuf en viande de six mois après Maastricht, bonjour...

    Téléphone. C'est Valérie de Charlie qui me rappelle qu'il leur faut ma chronique avant " hier soir dernier délai ". Cette semaine encore on consent à m'accorder un petit rab, " disons jusqu'à 18 heures aujourd'hui ". Bon... Ben, j'vais m'y mettre... Quand je vous dis que ça va encore être un dimanche à la con !

    Manquerait plus que l'autre débarque sur son cheval blanc...


    Echange poster Fabius contre Tee shirt Guevara …

    24 mars 1993

    ... Ou un B.-H. L. dédicacé

    contre un mégot du " Comandante "

    Y s'emmerde pas, le père Siné. Quand Monsieur sèche sur sa chronique, il nous fait ses fonds de tiroir pour nous dénicher de vieilles lettres de Jean Genet dont il nous livre de larges extraits. Je vais faire pareil, moi, tiens ! C'est pas du Jean Genet, mais c'est joli quand même...

    " Chère Renaud

    Je t'écrie pour te dire que j'aime bien ton styl et tes chansons la franchise qui a de dans et ton look: j'ai 12 de puis 7. Je pense a toi: Je suis né le 31/01/80 et je sais que tu connait Frédéric et son groupe qui ton anvoye une cassette je te souhait une bonne année et une santé et beaucoup de succes dans tes concert. a bientôt: Ludovic. "

    Ben voilà ! Ça m'est arrivé cette semaine chez Charlie. Comme ce petit Ludo qui a " 12 de puis 7 " (?), vous êtes nombreux à m'écrire au journal. Faut qu'j'vous dise, y faut plus trop ! Je n'y passe que très irrégulièrement, le courrier s'accumule et, lorsque je trouve le temps de vous répondre, ça me prend la tête une semaine. Comme je suis un garçon bien élevé, je me force à répondre à tous, même aux casse-burnes et, du coup, j'ai plus de temps pour ma chronique. Vos lettres sont toujours un peu métal... Pourquoi y'a que les râleurs et les pinailleurs qui m'écrivent ? Et pas plus souvent des " 12 de puis 7 " ?

    Mais je vous en veux pas, vous avez parfois raison.

    Quand, par exemple, j'attribue au Pays basque la tradition landaise des bergers sur échasses, je comprends que ça fasse un peu bougonner les Basques et les Landais... Un lecteur me concède néanmoins que mon " erreur " est excusable car " il est vrai que les échassiers landais sont souvent présents dans les défilés folkloriques du Pays basque ". Y m'semblait bien...

    Quoi qu'il en soit, je présente mes plus humbles excuses aux moutons des deux bords et à leurs parents...

    Dis donc, Siné, y'a quinze jours tu étais pote avec Malcolm X, la semaine dernière avec Genet, t'as pas connu Che Guevara, des fois ? Si tu m'trouves une lettre de lui, un briquet, un meuble, un vieux teeshirt, n'importe quoi qu'était à lui, je suis preneur ! Je t'échange n'importe quel mégot de cigare du " Comandante " contre, je sais pas, moi, un taillecrayon ayant appartenu à Hitler, un B.-H. L. dédicacé, un pints de Marie-France Garaud, un haut de survêt de Dominique Rocheteau, le premier 45 tours de Font et Val (1959), une mèche de cheveux de Francis Lalanne ou un morceau du mur de Berlin avec écrit dessus " Ich abe 12 der von 7 ".

    Pis sinon, j'voulais te demander, tu dessines toujours dans l'Événement du jeudi ? T'as vu leur couverture, cette semaine ? " Les vrais salaires des Français. " J'ai l'impression que ça fait dix-neuf fois cette année qu'ils nous la font, celle-là, non ? Dis, tant qu'à être indiscret, pourquoi y nous font pas la semaine prochaine " La vraie taille de la bite des Français " ?

    Bon, je vais arrêter de vous gonfler avec ma correspondance personnelle avec Siné, le bougre serait capable de vous la ressortir dans vingt ans, histoire de boucher un trou dans sa chronique. Hé, Bob ! Sûr que c'est pas du Genet, mais t'as vu un peu le styl qui a de dans...

    P.-S.: A l'heure où paraîtront ces lignes, le premier tour des législatives aura déjà eu lieu. (Sans moi...) Je pouffe à l'idée que, pour punir la gauche d'avoir fait une politique de droite, la gauche aura voté à droite en espérant qu'une fois élue elle fera une politique de gauche...

    Re P.-S.: On est dimanche, il est 16 heures, finalement j'vais p't'être aller voter Voynet. Pour ses cheveux jaunes et ses idées vertes.


    Des bistrots et des morts

    31 mars 1993

    Quand la gauche trinque, je bois

    C'était un vieux rade bien crade, comptoir en Formica, grandes glaces écaillées au mur derrière la banquette en plastoque rouge, flipper cow-boy années 60, peintures jaunasses, cabine de téléphone avec " TELEPH NE " en grosses lettres blanches émaillées sur verre dépoli, parterre genre assiettes cassées, chiottes à la turque au sous-sol, cinq guéridons en fonte et Bakélite en terrasse aux beaux jours, chaises de plage en alu à larges lattes, tabac, œufs durs, parisbeurre. Les tauliers étaient de braves gens, nous aimaient bien, nous faisaient chroume, et fermaient un peu les yeux sur l'état dans lequel nous mettait la marijane que nous fumions, en ces temps-là où nous étions trop petits pour boire...

    A cent pas d'Assas, du lycée Montaigne, du collège Stanislas, de Notre-Dame de Sion et j'en oublie, le lieu voyait défiler des légions de fillettes. Nous ne les regardions pas toujours, perdus parfois que nous étions dans la contemplation d'une boule de flipper essayant désespérément de briser la glace qui l'emprisonnait dans les champignons électriques.

    Pendant près de dix ans, avec quelques potes, ce fut notre bistrot. Notre port d'attache, notre quai où, la tempête de 68 passée, notre adolescence s'échoua. De la douzaine que nous étions alors, deux sont morts plus tard en bécane, un en bagnole, un quatrième d'overdose, et un autre est en taule. Je revois parfois les survivants, de loin en loin, nous évoquons alors ensemble ce temps béni de nos vingt ans et, du haut de nos quarante bien tassés, l'amertume a remplacé la nostalgie.

    J'ai déserté ce bistrot quand ils l'ont fermé pour travaux, en 1976. Lorsqu'il a rouvert, c'était un pub. Banquettes en skaï marron capitonné, moquette mauve aux murs, bar style 1900, cuivre et bois similiprécieux, appliques rococo, plus de flipper...

    Accompagnant ma fille à l'école, je passe régulièrement le matin devant ce vieux bistrot de Paris devenu pub universel. Hier je m'y suis arrêté pour embrasser la patronne et me jeter quatorze cafés, peinard, dans un petit box comme tous les rades en font maintenant, histoire peut-être de diviser les clients pour mieux régner sur la caisse. Une toute jeune fille est venue me trouver pour me demander si je me souvenais de sa maman, que j'avais connue dans ces années-là. Au ton qu'elle employait, je crus qu'elle allait m'annoncer que sa mère était morte...

    " Bien sûr que je m'en rappelle ! répondis-je alors à la gamine. La dernière fois que je l'ai vue, elle élevait des moutons en Lozère...

    —Oh! oui, mais c'est loin, tout ça... Aujourd'hui, elle travaille dans l'informatique, en banlieue... "

    J'avais pas vraiment tout faux... Pas morte, mais blessée quand même...

    C'est une belle brasserie-restaurant de Montparnasse aussi, à quatre pas de ma maison, j'y déjeune parfois, près du bar, sous la photo de Hemingway. Sur de petites plaques en cuivre, vissées dans le bois sombre des tables, sont gravés les noms de morts illustres qui, dans le passé, vinrent s'abreuver ici. Parfois je me choisis la table d'Apollinaire, parfois, quand il y a trop de monde et que je n'ai pas le choix, je me trouve à celle de Lénine. Ça ne me dérange pas rop, j'espère que lui non plus. A l'opposé de la brasserie se trouve le restaurant. Changement de décor, nappes blanches, couverts en argent, bouquets de fleurs. Mais pas de noms de morts illustres gravés sur les tables, tables autour desquelles nombre de nos ministres socialistes venaient régulièrement s'asseoir depuis douze ans et jusqu'à dimanche dernier.

    Depuis le début de la semaine, ce sont d'autres illustres, pas vraiment morts mais beaucoup moins vivants que, par exemple, Apollinaire et Lénine, qui les ont remplacés.


    Dernier dimanche de gauche

    31 mars 1993

    Passera, passera pas ?

    Il avait très mal commencé. Un couillon m'avait volé une heure de sommeil avec cet horaire d'été à la con, quand je me suis levé j'avais déjà perdu une plombe de ce premier vrai grand soleil de mars. Un soleil de droite, arrogant, cynique, venant marquer de ses rayons triomphateurs le grand retour des Enfoirés à la gestion de la pluie et du beau temps dans la vie des gens. Je n'avais pas oublié cette soirée du 10 mai 1981 où nous avions reçu sur le coin de la tronche un de ces orages comme Paris n'en avait jamais connu sous la cinquième. Pas oublié ce 24 mai, jour de la prise de pouvoir officielle, cérémonie du Panthéon suivie d'une sauce pas dégueu non plus. J'avais pas la mémoire météorologico-politique courte ! Les cieux étaient réac's et pis c'est tout !

    Après, je suis allé boire un jus chez mes parents à la porte d'Orléans. Y'avait là mes cinq frères et sœurs, leurs épouses, leurs maris et les mômes. On s'est engueulés. Certains voulaient voter nul d'autres socialo, d'autres ne pas y aller, d'autres encore n'étaient pas au courant qu'il y avait des élections. Lolita disait qu'il fallait voter " comme papa " et sa cousine Lou qu'il fallait voter " non ". Finalement, on a bien été une demi-douzaine à minimiser le " raz de marce " de la droite dans le XIVC arrondissement. Mon frangin a dit que ça allait être plutôt ff une marée de rats ". Je lui ai dit que: " Toi, ta gueule, t'avais qu'à aller voter, après t'iras pas te plaindre ! " Après je suis passé au journal, je me suis fait engueuler parce que ma chronique n'était pas assez longue vu l'augmentation du nombre de pages. Alors je me suis énervé. J'ai gueulé " le fascisme ne passera pas ! ".

    Il était 18 heures, c'est vrai qu'il me restait deux heures avant qu'il passe...


    Très connu comme chanteur !

    7 avril 1993

    ... mais dans les léproseries roumaines, je vends pas un disque

    La rédaction de Charlie m'a proposé de m'envoyer en reportage. A l'étranger. Je me suis dit, ça y'est, y savent pas comment me virer, ils vont m'envoyer. à Sarajevo pour faire de moi le premier martyr de la presse libre à 10 francs et économiser des indemnités de licenciement. Non, non, m'ont-ils dit, tu vas où tu veux. J'ai dit O.K., je vais faire un reportage sur l'écosystème aux Maldives. Y m'faut bien trois semaines... A la rédaction, ils ont fait " ha ! ha ! ha ! " mais j'ai bien senti qu'ils craignaient de m'envoyer là-bas, je crois qu'ils s'en voudraient si j'attrapais un coup de soleil à cause d'eux.

    —Non, tu vois, ce qui serait bien, ce serait un endroit où ça bouge, genre en Lituanie. Ou Bucarest... Tu connais Bucarest ?

    Je sais pas pourquoi, j'étais presque sûr que ça se finirait dans un pays de l'Est. C'est vrai que " ça bouge ", dans ces coins-là. " Mais, leur aide répondu, ça bouge aussi pas mal, à Bruxclles...

    —Oui, mais on préfère t'envoyer dans un coin où ttes pas connu comme chanteur. Tu passeras plus facilement inaperçu, et ça te sera plus facile pour bosser... "

    Les salauds venaient de m'humilier grave, mais j'ai rien dit. J'étais très connu comme chanteur dans les pays de l'Est ! L'autre jour encore, je recevais une lettre d'un professeur de l'université de Cracovie me demandant si " Dovbrdja wisczoky tak laisse béton zvodjnisLata ? ".

    —Écoute, réfléchis, c'est pas aux pièces, tu nous diras ça à l'occasion... Mais pense à Bucarest, hein ?

    En rentrant chez moi, j'ai pris mon atlas, les yeux fermés, je l'ai ouvert à une page au hasard et j'ai planté la pointe de mon stylo au milieu de la page offerte. " J'irai où mon destin me dira d'aller ", pensai-je en rouvrant les yeux:

    MONTFERMEIL !

    Hé, ho ! C'est pas mon destin, ça, c'est mon stylo ! Je commençai par me demander si je n'avais pas eu tort de refuser Bucarest, puis je décidai de me donner une seconde chance en choisissant l'endroit pointé par un trou de l'autre côté de la page: plan de Paris, bois de Boulogne.

    O.K., je pars pour le Brésil !

    Par acquit de conscience, je décidai quand même de demander conseil à ma douce épouse et à notre rejeton. Après tout, quelle que soit ma destination,

    < c'est elles qui allaient se retrouver comme deux pommes avec leur mouchoir sur un quai de gare, puis, telles des femmes de marins, elles qui allaient , m'attendre au bout de la jetée de leur solitude, abandonnées comme deux oisillons orphelins dans un nid déserté, pendant des jours longs et tristes comme un rêve de pute.

    —Eh ! ben, pourquoi t'irais pas à Bucarest ? I1 paraît que ça bouge, dans ces coins-là, me répondit ma femme.

    Je fis comme si je n'avais pas entendu, d'ailleurs je crois que je n'ai pas entendu. J'allai trouver ma fille.

    —Ah ! bon... Tu vas encore te barrer ? Ben, t'as qu'à aller dans les pays de l'Est, vu que là-bas t'es pas connu comme chanteur tu pourras passer inaperçu et bosser plus facilement. Pis nous, pendant ce temps, avec maman, on va p't'être aller trois semaines aux Seychelles pour étudier l'écosystème.

    En retournant le lendemain au journal, je croisai Luz à qui j'avais proposé de m'accompagner dans ce " reportage " pour en rapporter de jolis dessins. Lui, de son côté, avait pensé que nous pourrions aller à Medellin, en Colombie...

    Bon... Quel temps y fait, en ce moment, en Roumanie ?


    Ma vie dans l'opposition

    14 avril 1993

    De notre envoyé spécial chez moi

    Suivant les conseils de mon rédac'chef, cette semaine, je suis parti en reportage. Mais pas loin. J'ai été acheter du pain, des clopes, des journaux, j'ai emmené ma fille à l'école, j'ai promené mon clebs autour de l'arbre en bas, je suis passé deux fois au journal, j'ai été deux-trois fois au cinoche et une fois à l'Olympia.

    Je rapporte des chroniques pour au moins six mois.

    Alors, dans l'ordre: la boulangerie. Y'avait plus de pain. Ah ! y commence bien, le redressement de l'économie façon Balladur ! Je m'excuse, mais sous la gauche y'avait du pain... Bon... J'ai pris du en tranches, tout blanc, tout mou, plus joli qu'une éponge mais même goût. Ensuite, le bureau de tabac. loto mon chien veut pas y entrer, traumatisé qu'il est par les deux bergers allemands du patron qui ont voulu le bouffer quand il était tout môme. Tant pis il attend dehors et il pisse sur la devanture pour se venger. Pendant ce temps, à la caisse, je gratte un ticket du " Millionnaire ", histoire de passer un peu à la télé, mais je gagne mes couilles, passez-moi l'expression. Alors ? C'est ça, I'égalité des chances ? Ah ! elles étaient belles, les promesses électorales !

    Troisième étape de ma journée de petit reporter, mon marchand de journaux. Je lui demande El Moudiahid, quotidien algérien, il l'a pas ! Eh ! ben, tu vois, j'en

    étais presque sûr. L'enfoiré a attendu douze ans que la France passe de l'ombre du socialisme à la lumière libérale pour laisser éclater ses plus vils instincts racistes. Ensuite, promenade du chien. Les moto-crottes de Chirac ne passent jamais par ma rue. Pas grave, Toto fait où on lui dit de faire. Je lui dis de faire vite. Là, au pied de l'arbre, sur le seul trottoir du quartier pas macadamisé, sur ce gravier ignoble où trois cents clébards viennent chaque jour engraisser les marronniers et conchier mes santiag's. Y m'semble que sous la gauche ma rue était plus clean, mais bon, j'peux m'tromper...

    Reportage au bahut de ma môme: occupé depuis six semaines par les élèves qui retiennent le dirlo en otage. Ils réclament, pêle-mêle: la paix en Yougoslavie, la libération de Jean-Philippe Casabonne, l'arrêt des bavures policières, la démission de Pasqua et la grossesse à neuf mois. Les murs sont couverts de posters de Che Guevara, de Salvador Allende, de Makhno, de Thomas Sankara et de moi. En énorme dans la cour de récré, ils ont bombé: " Soyez réalistes, demandez l'impossible ! "

    Mais non, c'est pour rire, c'est même pas vrai ! Au lycée de ma fille ils sont hyperréalistes, ils ne demandent rien. Et ils l'ont...

    Bon, je vais quand même garder quelques épisodes de ce reportage sur ma vie dans l'opposition pour les semaines à venir... Il me reste entre autres à vous raconter l'ambiance chez Charlie Hebdo un soir de bouclage, le vrombissement des rotatives, le parfum de l'encre noire sur les blouses grises des imprimeurs, la frénésie autour du marbre et les aboiements du rédac'chef envoyant de toute urgence " un de ses gars " en reportage dans le frigo pour voir s'il reste de la bière.

    Et pis mes impressions sur le spectacle de Vanessa Paradis à l'Olympia, qu'ils vont nous classer " monument historique ". Pas Vanessa, l'Olympia, pas la petite propre, la grande salle... J'y reviendrai, mais, en gros, je peux déjà vous dire que ça joue plus fort que chez Font et Val, pis qu'elle est mieux roulée que moi...


    Los Angeles-sur-Sorgue

    21 avril 1993

    Le pays où les moulinets sont en vente libre

    Quelle chouette vie que celle de reporter pour Charlie Hebdo ! Cette semaine, je me suis envoyé en mission spéciale dans le Vaucluse pour quinze jours de vacances. Ça, c'est du reportage ! Et pas du plus fastoche. Mine de rien, je prends des risques inouïs. Mais je suis prêt à affronter tous les dangers pour accomplir ma mission au service de la presse libre à 10 francs.

    D'abord, la commune qui abrite mon cabanon secondaire vote Front national à 25 %. Je me console en me disant que je cohabite avec pas loin de 75 % de démocrates, ce qui n'est pas mal dans l'Europe d'aujourd'hui. Mais j'ai du mal à m'empêcher de penser que, si tous ces cons de fafs arrivaient à virer les immigrés du département, ils auraient des problèmes d'embauche pour les vendanges, la cueillette des fruits des melons ou des lavandes. A moins de déclarer et dé payer décemment les p'tits Francaouis qui, de toute façon, n'auraient pas envie d'y aller. Outre cette triste réalité électorale, qui n'est, Dieu me tripote, pas exclusive à l'Isle-sur-la-Sorgue, le pays est agréable et j'y suis à peu près peinard. A peu près... Le premier jour, un quidam est venu à l'aube sonner à ma porte " pour me voir ". Y m'a pas vu, je dormais. Le deuxième jour il escaladait le portail et s'installait sur le paillasson. Le troisième jour, il forçait la porte, bousculait ma fille, pendant que mon chien lui léchait le museau

    bravo, Toto. Il a fini par se casser en me laissant une lettre m'expliquant que le Saint-Esprit l'avait visité et lui avait annoncé que j'étais le Christ. Eh ! ouais, mon pote ! Je l'ai pas inventé. Le type était belge, mais je crois que ça n'a rien à voir...

    Le lendemain, c'était Pâques, j'ai posé ma couronne d'épines sur le frigo et je suis allé en ville acheter un moulinet chez " L'asticot ", qui tient un magasin pour les gros cons de chasseurs et les gentils pêcheurs. Pendant que je choisissais l'engin, un jeune beur est venu demander ce qu'ils avaient comme revolver. Ca fait drôle. Pendant quelques secondes tu te demandes ce qu'un môme de dix-huit berges peut bien avoir besoin d'un calibre. Pis quand t'as deviné t'es content que la patronne lui réponde que c'est pas en vente libre, qu'il faut une autorisation du commissariat. " Les gens disent que y'a du racisme, a dit le patron, y z'ont qu'à venir ici, on verra si y z'y sont pas, racistes ! " (Le patron ne s'exprime pas dans un français extrêmement joli, mais c'est parce qu'il est immigré aussi, il est de Tours... Il ne connaît quasiment pas le verbe " être ". J'avais venu, j'ai certain, etc.) Il a continué: " Tous les jours, j'ai des Arabes qui veulent m'acheter des flingues ou des "grands-d'arrêt". Moi j'y'eur vends pas... " " Ah ! bon, moi j'ai dit, aux autres t'en vends ? " I1 m'a répondu que les autres y z'en avaient déjà, que, " de toute façon, une arme à feu ça coûte "accessibement cher" ", et que du coup " les beurs peuvent pas en acheter ". Cinq minutes après, c'est un petit môme de dix ans, pas du tout arabe, qui voulait savoir combien ça coûtait un revolver. C'était pour faire un cadeau à son papa. Alors moi je lui ai demandé ce qu'il voulait en faire, de son revolver, son papa. Il m'a dit que son papa il était policier, que c'est pour ça qu'il aimait bien les revolvers. " Mais il en a déjà un, de revolver, s'il est dans la police... " j'ai dit. " Oui, mais il en veut un pour dans la vie ! " a conclu le môme.

    Quand je vous dis que mon reportage dans le Vaucluse n'était pas sans danger... C'est quand même un endroit où les Arabes rêvent d'avoir un flingue et les flics d'en avoir deux.

    Du coup, le moulinet, je l'ai pas acheté. Moi aussi j'en avais déjà un, l'autre je le voulais juste pour dans la vie.


    J'ai la moirmé qui cheuflan

    28 avril 1993

    Tu vois, je n'ai pas oublié...

    La mémoire, y'a pas à chier, ça se travaille. Tu te souviens d'un truc, t'es tout content, tu fais pas gaffe, trois semaines ou trois heures après tu l'as oublié. C'est rarement définitif. Y m'semble... La table de 7, par exemple. Putain, j'la savais à mort ! Il a suffi de quelques années sans qu'on me demande combien font 7 fois 8 pour que j'oublie totalement que ça fait 54. Minimum. Pour le reste, c'est pareil. Chez moi, en tout cas... J'ai lu des bouquins merveilleux à seize ans, je pourrais plus vous dire de quoi y parlent. Ça me fait une belle jambe d'avoir lu, adolescent, tout Maupassant, le rosier de Madame Husson aujourd'hui, je sais même plus de quelle couleur il était. Des fois, j'ai honte d'avoir découvert Germinal seulement maintenant, mais dans un sens je préfère, parce que maintenant je m'en souviens. Je l'aurais lu il y'a vingt ans, j'aurais probablement oublié et j'aurais dû me le recogner. L'Écume des jours, c'est l'histoire d'une nana qui a un nénuphar qui pousse dans ses poumons, non ? Ça fait léger comme résumé... Ben pourtant, môme, je l'avais lu deux fois. T'as des mecs à la télé, au milieu d'un débat, ils te sortent un truc genre " Vous me faites penser à ce personnage de Buzzati qui, à la page 112 du Désert des Tartares, dit

    "Non, pas du tout". Soit, le mec, le roman il l'a lu hier, soit il a une mémoire d'acier qui lui permet de faire croire à une culture d'enfer ! Moi, ce bouquin, le seul passage dont je me rappelle c'est quand je suis passé à un autre, moins chiant. A la télé, je peux éventuellement placer qu'un mec me fait penser à Szut dans Coke en stock quand il dit " Attention ! ", mais ça fait moins classe?

    J'ai un con de pote qui a voulu me frimer la tête un jour, au resto, en me demandant de lui citer la capitale de l'Australie. L'imbécile s'attendait à ce que je lui réponde comme tout le monde " Sydney ", moi j'ai flairé le piège, j'ai dit " Melbourne ". Eh ! ben, c'était Canberra. Du coup je lui ai demandé celle du Honduras, jamais il a trouvé Tegucigalpa. On a continué un quart d'heure à se piéger mutuellement, pis j'suis rentré chez moi. J'ai pris mon gros dico, j'ai relevé les noms des deux cents capitales d'autant d'États du monde, les ai notés sur des fiches et me les suis appris par cœur. La semaine suivante, j'ai niqué mon pote, je te raconte pas comment. Pendant plusieurs mois, plus personne ne pouvait parler de la plus obscure des républiques du fin fond de l'ex-empire des Soviets sans que je lui balance la capitale, pareil pour la plus inconnue des républiques bananières du trou du cul du monde. J'étais littéralement incollable.

    Un jour, j'ai rangé mes fiches dans un tiroir. Vous me croirez si vous voulez: six mois plus tard, j'avais tout oublié, ou presque. La mémoire doit réagir un peu comme les muscles avec la gonflette: quand t'arrêtes les exercices, tu perds tout... Je sais même pas aujourd'hui si je pourrais vous donner la capitale du Belize et du Tadjikistan. Quoique, si, quand même...

    Je sais plus pourquoi je vous parle de ça... Ah! ouais ! Je disais, la mémoire, ça se travaille. J'avais une formidable idée de chronique pour cette semaine. Une idée que je me gardais dans un coin pour le jour où je saurais pas quoi vous raconter. Je suis pas foutu de remettre la main dessus.


    Des araignées et des filles

    5 mai 1993

    Après les ours, Renaud défend les Bab's

    Dans les années qui ont suivi le " joli mois de Mai ", les communautés ont fleuri un peu partout en Europe, particulièrement en France. Moi-même, avec trois-quatre potes, en août 1968, j'ai fondé la communauté anarchiste Nestor-Makhno dans une vieille ferme abandonnée, sise au sommet du mont Lozère, sur cette terre sauvage où, quelques siècles plus tôt, mes ancêtres camisards résistèrent à l'oppression des enculés de papistes. Nous étions partis pour plusieurs années, I'expérience a duré au moins quatre jours. Un des potes en question nous avait convaincus que nous allions nous ressourcer en " faisant l'amour avec la nature ". Deux jours avant le départ, il nous annonce qu'il emmène sa gonzesse. Pour les soirs où la nature aurait la migraine... On a commencé à s'engueuler. Nous, on voulait pas de filles, ça fout la zone ! Pis surtout, nous on n'en avait pas... Bon, on est partis là-bas, on a squatté la baraque sur le toit de laquelle, dès le premier jour, on a hissé un immense drapeau noir confectionné dans un rideau gaulé dans une salle de projo de la Sorbonne où j'avais suivi des cours d'occupation et de guérilla urbaine trois mois plus tôt. Le lendemain matin, les gendarmes débarquaient. " C'est quoi, ce drapeau ? " me demande le brigadier après avoir contrôlé, fouillé, menacé et tout le bazar. Moi: " Heu... C'est un drap qu'on a lavé et qu'on a mis à sécher au soleil... " Comme il considérait qu'il

    devait être sec, il nous a un peu obligés à le virer, pis y nous a donné la journée pour débarrasser les lieux. De toute façon, il était temps qu'on se casse, on n'avait plus d'herbe, et moi je supportais pas les araignées qui occupaient la baraque avec nous.

    La plupart des communautés hippies, anars ou autres qui ont vu le jour dans ces années-là, en Ardèche ou ailleurs, n'ont pas tenu beaucoup plus longtemps que nous. Pour des milliers de raisons, dont, peut-être aussi un peu, les filles et les araignées.

    Une a tenu. Elle était bâtie sur un projet politique et économique. Et sur une double utopie: le droit à l'expression et à un mode de vie alternatif. Dans une région de montagnes qui se dépeuplait, quelques " soixante-huitards ", délaissant les adeptes de la théorie sociale et politique vue de la terrasse du Café de Flore, se sont donc mis à travailler l'agriculture, l'élevage et le forestage. Vingt ans plus tard, comme dans un roman de Giono, la colline est fertile, les troupeaux prospèrent, les écoles du village rouvrent, la musique y résonne des nuits entières et une vraie radio libre y diffuse une parole des plus libertaires. Le lieu accueille toute l'année des centaines de jeunes de toute l'Europe, d'Afrique et d'Amérique du Sud, mais aussi, occasionnellement, des personnalités comme Bruno Kreisky, Otelo de Carvalho (qui doit en grande partie sa libération au combat de ces " soixante-huitards "), la récente prix Nobel de la paix dont j'ai oublié le nom, Jean-Louis Bianco, Michel Cardoze, Bernard Langlois, Jacques Higelin et, même, par le passé, Font et Val. Fondatrice du Forum civique européen, de la Fédération européenne des radios libres et du Comité européen pour la défense des réfugiés et immigrés, cette communauté a eu droit, de la part de M. Joxe, il y a deux ans, à la plus importante opération militaro-policière depuis la guerre d'Algérie, à savoir une descente de police à l'aube, avec l'appui de l'armée et de la DGSE, hélicoptères, chiens, casques lourds et mitraillettes, avec matraquage des adultes devant leurs enfants, saccage des locaux de leur radio, vol de documents, fichage, etc., pour un résultat digne de Waco: un fusil de chasse rouillé et un opposant kurde en situation irrégulière.

    Cette communauté s'appelle Longo Maï, c'est du provençal, même si ça sonne comme du birman (capitale Rangoon) et que ça fait penser à Moon... Cette communauté est peut-être bien une secte, comme l'écrivait Olivier Cyran ici même la semaine dernière, mais une secte contre laquelle notre social-démocratie déploie tant de forces ne mérite-t-elle pas un peu de notre respect ?

    Pour m'être rendu quelquefois à Longo Maï, j'ajoute que l'ambiance n'y a pas l'air précisément portée sur la partouze... Mais, là, Olivier Cyran a peut-être en main des arguments que j'ignore et que seul Longo Maï est habilité à réfuter.

    Enfin, que cette secte soit, selon certains, totalement infiltrée, manipulée par le KGB, qui pourrait ici les en blâmer ? A Charlie Hebdo, ils sont bien infiltrés par un pêcheur à la ligne...


    Adieu la plage …

    12 mai 1993

    On avait les filles, on a les mères

    C'était dans les premiers jours de juin. De juin 68. Les goudronneuses attaquaient le pavé dans le haut du boulevard Saint-Michel, sous l'œil atterré des passants. Depuis des semaines, la Ville de Paris s'escrimait à repaver le jour les rues que nous dépavions la nuit, quand elle comprit que pour dissuader les barricadiers il était plus simple de noyer les pavés sous 10 cm de goudron que de nous en fournir de nouveaux chaque matin. Ce jour-là, le Quartier latin fut recouvert d'un noir manteau de bitume. Adieu, les pavés, adieu, la plage...

    Nous étions quelques-uns, à l'angle de la rue GayLussac, à rire de cette inutile manœuvre, à trouver presque touchant ce pouvoir qui, naïvement, pensait tuer l'émeute en fermant l'armurerie. Et pourtant, c'était si gros que ça a marché.

    Avec un vieux pote de ce temps-là, je descendais la semaine dernière le Boul' Mich' et, nous adonnant à la distraction masochiste favorite des quadragénaires, la nostalgie, nous songions à ces vingt-cinq années écoulées depuis ce Printemps de feu. Le pote était, en 68, étudiant aux Beaux-Arts et avait dessiné quelques-unes des affiches qui avaient fleuri les murs de Mai.

    —T'étais trotskard, à cette époque, lui disje, t'es quoi, maintenant ?

    —J'étais d'extrême gauche, et j'ai pas changé...

    —Ouais, mais le monde a changé, lui, t'as pas peur d'être en décalage ? On te traite souvent de " soixante-huitard attardé ", toi aussi ?

    —Écoute, y m'dit, Lénine ne se posait pas la question de savoir s'il était un " sans-culottard attardé ". Je défends les mêmes valeurs depuis vingt-cinq ans point final. Et y'a du boulot pour encore deux mille cinq cents ans... Le monde ne change pas, il se décompose. Moi, je vieillis, simplement. Un peu des branches, un peu des feuilles, mais la sève est toujours là. Dis donc, toi, t'étais anar, en 68 ? J'te trouve vachement porté sur les urnes, depuis 81...

    —J'aime pas être quelque chose à moitié. Est-ce que ça tient la route de défendre une théorie magnifique, mais par essence inapplicable dans nos sociétés ? L'anar qui paye son loyer, qui bosse pour un patron, ou même simplement qui consomme, n'est finalement pas beaucoup plus cohérent que celui qui va voter. Tu braques une banque ou tu vis sur une île déserte, t'es plus logique. Moi, j'ai pas eu une éducation qui m'a porté sur les armes à feu ni sur les cocotiers. Et puis, voter, c'est jamais qu'une façon de se choisir un ennemi moins redoutable...

    —Tiens, c'est nouveau ! me dit mon pote, je croyais que c'était " choisir son maître "...

    —Si l'esclave s'appelle Spartacus, c'est le maître qui est dans la merde, je conclus.

    Nous arrivâmes bientôt à la fontaine Saint-Michel, où le portrait d'un jeune premier romantique en noir et blanc nous regarde.

    —C'est Gonzague Saint-Bris ou B.-H. L. ? me demande mon pote.

    —Joseph Gibert, je réponds. Il a toujours été là, au-dessus du car de CRS. Ça, au moins, ça n'a pas changé... Le reste, on n'a pas vraiment gagné au change. On avait Guy Lux, on a Jean-Pierre Foucault on avait Michel Foucault, on a B.-H. L., on avait Sartre, on a Ferry, on avait Anne Sylvestre, on a Dorothée, on avait Thierry-la-Fronde, on a Hélène et ses sales cons, on avait Godard, on a Leos Carax...

    —Eh ! ouais ! ajoute mon pote, qui on aimait ? Che Guevara ? Cohn-Bendit ? Malcolm X ? Le premier est devenu un poster dans la chambre de bonne de nos souvenirs, I'autre un gestionnaire social-démocrate, et le dernier une casquette de rappeur. Tiens, parlons-en, des rappeurs ! Les chansons de Dylan ont ébranlé le monde, celles de Public Enemy ont canalisé, banalisé et finalement étouffé toute velléité de révolte chez les kid's des ghettos. Tout n'est plus que spectacle, marchandise. Les enculés... Ca se paiera !

    —On avait Pierre Goldman, on a Jean-Jacques, continuai-je, on avait Marcellin, on a Pasqua, on avait le MLF, on a les commandos anti-IVG, on avait Angela Davis, on a Cindy Crawford, on avait des syndicats, on a l'abbé Pierre, on avait les comités Viêt-nam, on a " Du riz pour la Somalie ", on avait Karl Marx, on a Bernard Tapie, on avait Groucho Marx, on a Lagaffe...

    —Oh ! ça va ! s'énerve mon pote, tu vas pas nous faire l'inventaire de tes putains de nostalgies ! Tu m'fous l' bourdon...

    Nos pas nous avaient conduits aux portes du Palais de justice. Il était 17 heures, il faisait doux, le soleil du mois de mai filtrait à travers le feuillage épais des marronniers du boulevard. Une centaine de militants d'Act up faisaient le pied de grue devant les grilles du Palais, sous une banderole dont le slogan sonnait comme un véritable verdict de jury populaire: " Garretta, assassin ! "

    —Ceux-là, chapeau ! Mais peut-être qu'ils ne se bougent le cul que parce qu'ils pensent qu'ils vont mourir, me dit mon copain. Mais on va tous mourir... En 68, on était dans la rue parce qu'on pensait qu'on allait vivre. " Silence = Mort " est un slogan qui devrait être enseigné dès la maternelle. Le silence tue les sidéens mais aussi les Kurdes, les Yougoslaves, les Touareg, les Soudanais, les enfants d'Irak et tant d'autres. Ah! le joli bruit des barricades...

    —Eh ! ouais, on avait les barricades, on a les colonnes de Buren, on avait des disquaires au coin de la rue, on a des Megastore, on avait la librairie Maspéro, on a la FNAC, on avait des cahiers Clairfontaine et des stylos à bille quatre couleurs, on a des ordinateurs portables, on avait France-Inter, on a les FM, on avait un Meccano, on a des Game-boy, on avait le Caprice des dieux, on a le Chaussée aux moines...

    —Ta gueule ! craque mon pote. Tu vas me lâcher les baskets, avec tes souvenirs à la con ! Si tu continues, je te balance un pavé dans la tronche !

    Alors je lui fis remarquer que, des pavés, on en avait eu mais qu'on n'en avait plus, comme je disais au début.


    Free Jazz et Picasso

    19 mai 1993

    Je fais de ta peinture comme
    je fais de la musique: d'oreille

    " Le free jazz, c'est du Picasso qui réveille les voisins ! " disait un pochtron dans l'avant-dernier Bréves de comptoir. La sentence est cruelle, surtout pour le grand peintre dont l'œuvre me touche beaucoup, là et là, étant un peu peintre moi-même. Un peu seulement... Ça m'a pris il y a deux ans quand je suis allé voir l'expo Van Gogh à Amsterdam. En revenant, j'ai réalisé que Gainsbarre avait vraiment raison, que la peinture c'était l'Art majeur. J'ai acheté tout le matos et je m'y suis mis. J'ai dit à ma femme: " Je vais être Van Gogh ! Sois courageuse, ça va être très dur, mais j'y arriverai ! " Conscient néanmoins que la tâche serait ardue, je me suis fixé des échéances: deux semaines. Après, je passe à la sculpture, pensai-je. Pour ma première toile, j'ai attaqué par un autoportrait. J'ai commencé par me dessiner, déjà ça j'ai eu du mal, mais comme je cherchais pas vraiment l'hyperréalisme, je m'suis dit ça chie pas. Je me suis fait beaucoup plus beau qu'en vrai pass'qu'en vrai je suis quand même pas terrible. Après, j'ai mis les couleurs. J'avais choisi la peinture à l'huile, c'est ce qui m'avait semblé le plus dur, donc le plus beau. Ce fut effectivement très dur...

    Quand la toile a été finite, j'ai reculé de deux pas, j'ai regardé, et j'ai vomi.

    Après, j'ai fait quelques paysages. J'ai mis mon chevalet sur mon dos et je suis parti à pied, en plein midi, arpenter les petites ruelles du petit village où je prenais un repos annuel bien mérité. Le village était dans une île, l'île en Grèce et la Grèce au soleil. Ça m'a fait des paysages un peu tout blancs avec du bleu au-dessus, genre pub pour Habitat, c'était aussi assez moche. Après j'ai encore essayé de peindre ma fille, mais comme elle avait vu mes premières toiles elle a menacé de me quitter si je faisais ça. J'ai posé mon chevalet dans un coin et je me suis intéressé à la danse classique.

    Je voulais être Van Gogh ou rien, pas d'bol, j'ai été rien.

    Ça m'a repris récemment. Je vous raconte comment: c'est Claude Berri, grand fana d'art contemporain, qui m'a initié. Je suis allé chez lui. Ses murs étaient couverts de toiles immenses, genre toutes blanches ou toutes bleues. Ou toutes grabouillées. On n'avait pas le droit de fumer. A cause des toiles toutes blanches, pour pas qu'elles deviennent toutes jaunes. Au début, j'ai rigolé, surtout quand j'ai su les prix. Après, bizarrement, pis comme Berri il en parle bien, ça a commencé à me plaire. Mais à me plaire vraiment ! Alors il m'a fait voir sa galerie où il expose d'autres œuvres dans ce genre-là. De l'art conceptuel, de l'art pauvre, de l'art minimal. Ça m'a rendu fou. En huit jours j'ai vu douze expos, lu quatorze bouquins, rencontré vingt artistes, et j'ai envisagé de vendre ma collec' de Tintin pour m'acheter des machins de ces gens-là. Mais, même en mettant au bout, j'aurais pas eu de quoi me payer le moindre crobard... Alors j'ai ressorti mon chevalet du placard, j'ai racheté des toiles, de la peinture, et je m'y suis remis. Allez ! pensai-je, aux chiottes, le figuratif ! Je me lance dans l'abstrait ! J'ai peint pendant trois jours et trois nuits, des rayures, des grabouillis, des taches, des giclées. " Ça représente quoi ? " m'a demandé ma gonzesse. Je lui ai dit que l'art n'avait pas forcément à " représenter ". " Oui, mais y faut quand même que ça soit beau ! " a-t-elle ajouté. J'ai dit que pas forcément non plus, que la beauté en art était une notion totalement subjective, le plus souvent basée sur des diktats petits-bourgeois, et toc ! Elle m'a dit qu'elle trouvait ça quand même subjectivement très moche. Quant à ma fille, quand elle a vu mes nouveaux tableaux, elle m'a quitté.

    Je me demande si je vais pas me mettre au free iazz...